
« Vous écrivez ? »
Rhétorique, la question constitue pour Jean une réplique usitée des scènes de la vie sociale, car l’affaire, à son grand désarroi, a fait le tour de son cercle d’amis : il écrit un roman. Désormais, c’est en invoquant cette caractéristique qu’on le présente à autrui, comme l’on dirait : « Voici Jean. Jean est marié à Hortense. N’est-ce pas, Jean ? » Cependant, Jean est célibataire, ainsi l’on dit : « Voici Jean. Jean écrit. N’est-ce pas, Jean ? » Et Jean hoche la tête.
Cette fois encore, le voilà qui confirme. En effet, il écrit. Son voisin de table paraît tout à fait saisi, repose ses couverts, attend un développement qui tarde à venir. Non, Jean ne développera pas. Il connaît la danse.
« Vous écrivez ? »
De cette question, il se méfie comme de la peste. Bien qu’elle ait les dehors de l’innocence, elle traîne dans son sillage une interrogation terrible, qu’il voit déjà affleurer : « Pourquoi cette vocation ? »
Il faut toutefois en passer d’abord par l’exclamation de rigueur : « Ah ! C’est original. » Son voisin de table le trouve original. Allons bon. Conciliant, Jean reconnaît que sans doute, cela l’est. Tandis que l’autre renchérit — « Mais oui, tout de même ! » —, il soupèse cette notion dont on ne cesse de l’affubler. Original. L’est-il vraiment ? Certes non. L’autre s’en vient déjà avec la question suivante, aussi désirable qu’un coup de tocsin à l’instant du coït : « Et pourquoi cette vocation ? »
Le ton est badin, exprime un désir de complicité, engage à la confidence. Pressé d’en finir, Jean invoque le plaisir. Il trouve plaisir à écrire. Voilà tout. L’autre ne compte pas le laisser s’en tirer à si bon compte. Il en a vu défiler, des auteurs. Il a la télévision. Encore hier, il regardait La grande librairie. Sans crier gare, il se penche, dans son verre le vin clapote, ses joues ont pris la teinte du radis : « Le plaisir, des sornettes ! » s’écrie-t-il avec une hargne surprenante.
La déclaration est bien arbitraire. Jean le considère sans mot dire. « Oubliez le plaisir ! reprend son voisin en abattant son poing sur la table. Entre vous et moi : pourquoi — je dis bien pourquoi — écrivez-vous ? »
Son regard s’est fait inquisiteur. Jean se sent faiblir. Il a soudain le sentiment de dissimuler un crime. Il balbutie, hasarde un rire, que l’autre balaie du plat de la main. « Allons, soyez sérieux ! Pourquoi écrivez-vous ? »
Le mouvement est d’abord infime, un glissement imperceptible à l’œil ; puis, la débandade. Jean s’est affalé de plusieurs degrés sur sa chaise et se trouve près de disparaître dessous la table, territoire d’ordinaire réservé aux chats, couverts égarés et souliers adultères s’embrassant le cuir à l’abri des regards. L’autre lui secoue l’épaule, réitère sa question, postillonne. Jean perd enfin sang-froid et manières. Pourquoi écrit-il ? Il n’en sait foutre rien ! Il balbutie encore : « Vous en posez des questions… A-t-on idée… »
Les mots lui font soudain défaut. Il contemple le fond de son verre comme d’autres fixeraient le fond d’un puits. Son voisin de table a repris ses couverts et s’est détourné avec morgue. « Je crois, déclare-t-il en fendant sa blanquette de son couteau, qu’on écrit parce qu’on a quelque chose à dire. Avez-vous quelque chose à dire ? »
En guise de réponse, Jean vide son verre d’un trait. Son voisin éclate d’un rire sec. « Il faut un certain orgueil pour répondre : “oui”, mais en substance, c’est cela. Écrire, c’est clamer haut et fort : j’ai quelque chose à dire. Quel orgueil. Mon Dieu, quel orgueil. Mais il en faut, n’est-ce pas ? » Et, portant son regard sur les convives, il répète un ton plus bas, comme pour lui-même : « Il en faut. »
L’homme n’a pas remarqué l’absence à sa droite. Jean a quitté la table. Au-dessus du lavabo des waters, il se tient, tremblant. Il considère son air défait, sa lippe, ses joues pâlies. Au fond, pourquoi écrit-il ? Au salon, des rires fusent. S’ensuit un funeste décompte. Traversé par un souffle aviné, un serpentin proteste d’un cri. L’année nouvelle s’en est venue.
C’est à la façon d’un crépuscule qui s’étire que Jean rejoint la fête. Il sent au fond de lui son âme réduite comme peau de chagrin. Il aura trouvé sa résolution sans mal cette année. Plus jamais il ne se laissera prendre à évoquer le sujet de son roman en présence d’autrui. Lorsqu’il s’agira de l’introduire en société, ses proches devront s’en tenir à la version antérieure. Voici Jean. Jean est comptable. N’est-ce pas, Jean ?
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