
Ça s’est passé le 5 février à la Cave Po’ de Toulouse. Juliette, Perrine, Théo et Anatole se sont donnés un week-end pour élaborer une création intégrale et la jouer sur scène le dimanche soir. Elle a été filmée, et nous vous la proposons en rediffusion juste ici.
Composition : Théo & Anatole
Textes : Juliette, Perrine & Théo
Mise en voix : Juliette, Perrine & Anatole
Pour une expérience optimale : prenez un casque !
TEXTES LUS
Il y a des jours où je sens que je me déssèche, que quelque chose en moi se replie jusqu’à occuper la plus petite place possible, là, entre mes côtes et mes poumons. Et ce quelque chose c’est l’air ambiant, comme un goût de défaite avant même d’avoir essayé, comme un « à quoi bon » et des « que veux-tu » ; cette capitulation intime qui rejaillit par chacuns de nos pores, qui nous fait transpirer à l’excès et nous laisse vide, à sec, même plus l’énergie de / l’idée que peut-être nous pourrions / ou qu’après tout c’est nous qui décidons. Non, il y a cette idée aride qui brûle tout sur son passage, ne laissant derrière elle que des moignons de vie, des soupçons d’existence et des présences inertes. L’idée que c’est comme ça, que veux-tu, à quoi bon ; cette idée qu’on finit par accepter que décidément nous sommes trop petits et trop insignifiants, alors que c’est quand même nous, à la base, nous qui avons transformé le vivant et nous sommes hissés au-dessus ; alors faut pas me faire croire que notre dessèchement collectif est inéluctable, non, j’ai soif et je vais pas attendre qu’on m’abreuve. Je vais pas rester là à attendre que ça passe sinon tout y passera, c’est sûr, et quand on se rappellera que notre durée est celle d’un clignement de paupière, eh bien, elles seront closes.
Je me dessèche, c’est vrai. Je me dessèche, mais il n’y n’a rien à se reprocher ; c’est quelque chose de plus grand que nous, qui nous dépasse et nous écrase. Et ce qui compte maintenant, à nouveau seuls face à ce vide immense qui nous aspire au centre de nous-mêmes, c’est de s’accrocher aux parois, mettre nos dernières forces là. Les plaquer contre la falaise et sentir la roche écorcher nos doigts, le sang qui suinte de sous nos ongles et ne pas lâcher, surtout ne pas lâcher. Nous sommes là, les muscles contractés, paralysés mais pas défaits, et en fait c’est ça qui compte ; ne pas renoncer tout à fait à l’idée d’avoir soif, à l’idée qu’il faut boire, oui, il faut boire, ne pas nous laisser à sec.
Juliette
Ça lui fait un déclic. Comme si entendre parler de lui avait craqué une allumette dans son coeur. Elle n’y a plus pensé depuis longtemps. Est-ce que ce temps se compte déjà en années ? Elle a beau remonter le fil des mois, elle ne se rappelle pas avoir ressenti une chose pareille. Ce pincement au coeur, cet intérêt soudain pour la conversation, l’impression d’être submergée par des sentiments confus, tout cela lui semble appartenir à une autre vie, qu’elle avait oubliée. Cela n’existait plus, jusqu’à cet instant où elle se souvient de ce que ça faisait d’avoir quelqu’un à regarder, quelque chose à imaginer, à espérer, à croire en sachant se tromper.
Elle reste interdite, stupéfaite de découvrir qu’elle a passé les derniers mois dans une routine bien huilée, le taf, préparer la bouffe, faire la vaisselle, le réveil sonne et rebelote, et ça allait bien, ça allait tout à fait bien, seulement il n’y avait rien de remarquable ni d’intrigant ni de secret, et là, au détour d’un verre, elle entend parler de lui, et son coeur se rappelle à elle, avec ses sentiments maladroits, ses émotions tremblantes et le charme fou qu’elles donnaient à sa vie.
Elle a oublié d’avoir des envies, des « et si ? », des déceptions, des coups de gueule, des sursauts de fierté, des frissons, de sauter au plafond.
Alors elle la ressent, plus pleinement qu’elle a ressenti quoi que ce soit pendant ce temps indéfini, sans commencement précis, qui n’est passé ni vite ni lentement ; elle la sent qui la fige, tend ses muscles, suspend son souffle, ralentit le rythme de son coeur : la peur d’oublier encore.
La conversation se poursuit ; personne ne remarque qu’elle est revenue à la vie.
Perrine
On était lundi. Tout se passait bien, jusqu’à ce qu’un incendie se déclenche dans les égouts. En un seul instant, toute la merde du monde s’était mise à brûler. Des rats enflammés avaient jailli des canalisations et se répandaient dans les rues comme une nuée d’étoiles mortes. Nul ne savait l’origine de ce feu. Certains gageaient que quelque chose dans notre alimentation avait rendu les excréments inflammables.
On était le lundi suivant. En à peine une semaine, presque la moitié de l’eau des canalisations s’était évaporée. Aucune solution ni explication n’avait été apportée. La chose était pourtant un sujet récurrent dans les médias. Quand la merde brûle, tout le monde est concerné.
On était le lundi d’encore après. Le rationnement de l’eau avait commencé. À présent, les rues n’étaient plus les seules à puer. Les douches publiques ont connu un regain exponentiel d’activité. On a dû se faire à l’odeur, à la soif. Des poignées de sables se tassaient discrètement dans les coins.
On était toujours lundi. Tout le monde marchait sans le savoir sur l’enfer. On n’avait jamais autant espéré la pluie. Des files de voitures bouchaient les grands axes. Plus personne ne songeait à éteindre les flammes qui continuaient à jaillir des bouches d’égouts comme des fontaines.
On était lundi depuis un mois. Le dernier arbre de la ville avait rejoint les cendres. Les corps des anciens et des très jeunes jonchaient le sol des couloirs des hôpitaux désormais déserts. À vrai dire, il n’y avait plus grand monde par ici. Les rares qui restaient avaient inventé des manières insolites pour récupérer l’eau, si on n’était pas regardant sur sa qualité. Le renoncement était de mise.
On était lundi depuis des mois. Le sable – ou les cendres ? – rendait difficile à distinguer les ruines des collines naturelles. Quelqu’un avait dit qu’il avait vu des cactus pousser quelque part dans une vallée, mais le vent les avait ensevelis peu après. Quand venait le soir, on se rassemblait autour des feux qu’on interrogeait jusque tard dans la nuit. La fraîcheur était devenue une question à part entière.
On était lundi. Le vent dansait dans les cendres. Il pleuvait enfin, quelque part, au fond de chacun d’entre nous. Tout ne faisait que commencer indéfiniment. L’odeur de merde avait disparu sans qu’on s’en aperçoive.
Théo
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