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On a tou·te·s nos obsessions, nos marottes.
Ces thèmes qui reviennent sans arrêt, harcelant nos pensées, imprégnant nos écrits et inspirant nos choix de lecture.
Moi, j’en ai deux : le monde du travail et le monde des artistes.
Aujourd’hui, dans ce billet, je vais m’intéresser au croisement des deux. À cette case que de nombreuses personnes rêvent de cocher :
Profession : écrivain.
Pourtant, l’association des deux mots est loin d’être évidente… et n’est pas sans poser quelques questions.
Écrivain, un métier ?
… Non, une mission sacrée !
Ce n’est pas un hasard si, encore aujourd’hui, nous nous demandons si écrivain est un métier.
Déjà, la notion de « métier1» au sens où nous l’entendons est assez récente dans l’histoire de l’humanité, puisque ce n’est qu’à partir du 17e siècle que le mot acquiert son sens moderne, à savoir « occupation régulière et rémunérée » (auparavant, le sens s’apparentait à « utilité » et s’appliquait surtout aux objets).
Ensuite, parce que nous sommes les héritiers d’une vision romantique de l’écrivain, qui a émergé au 19e siècle et qui a fortement structuré nos imaginaires, mais aussi le droit d’auteur et les grands acteurs de la chaîne du livre, dont certains existent encore aujourd’hui (Hachette, par exemple).
Il s’agit d’une époque où l’individu s’émancipe, rompt avec un système où les institutions — académiques ou religieuses — prédominent. L’artiste devient alors le modèle de cet individu « libre », singulier et créateur, qui fait de ses émotions intimes le matériau de son art, à l’inverse de l’artiste du 18e siècle qui doit se conformer aux règles du Beau édictées par les académies.
On est donc dans une rupture idéologique forte, qui instaure une sacralisation de l’écrivain, et plus généralement de l’artiste. L’écrivain devient un être à part, auréolé de génie, qui ne saurait s’abaisser aux contingences de la vie quotidienne, puisque porteur d’une mission de la plus haute importance et incompatible avec la société marchande : l’Art.
Cette vision de l’artiste entièrement dédié à son œuvre, prêt à se sacrifier pour elle, s’incarne notamment à travers les poètes maudits, tels que Rimbaud, Verlaine ou Mallarmé.

Image d’Épinal du romantisme littéraire (Photo Pixabay)
Ou plutôt… une vocation !
Vous allez me dire : très bien, mais les temps ont changé, notre société n’a plus rien à voir avec celle du 19e siècle.
Oui… et non.
Encore aujourd’hui, on ne saurait nier l’importance de la « vocation » dans les discours qui entourent l’écrivain. Certes, le mythe de la Muse — incarnation de l’imagination — s’est quelque peu affaibli, mais il a été troqué pour un autre mythe, tout aussi puissant : le mythe du travail (au sens d’activité productrice) qui s’articule relativement bien avec l’idée de « vocation ».
Pour légitimer son activité créatrice au sein de nos sociétés contemporaines, il faut travailler dur. Il faut être habité par son œuvre, y consacrer toute son énergie, voire lui dédier sa vie. Et par conséquent, il faut accepter l’idée d’une certaine précarité, car si la vocation était synonyme de richesse, ça se saurait. « C’est un choix », diront certains.
Ainsi, la précarité des auteurs et des autrices se trouve normalisée ; elle apparait comme une conséquence logique de la vocation. Du registre de la vocation, on glisse aussi vers celui de la passion, dont la connotation est beaucoup moins négative qu’auparavant, et qui ne s’oppose plus tant que ça à l’idée de travail, bien au contraire2.
Bernard Lahire, sociologue de son état, dépeint « la forte injonction sociale à ne considérer la littérature que comme un loisir cultivé, un jeu plaisant mais qui ne “rapporte” rien ». Il parle aussi de « l’impossibilité de vivre de sa plume dans une société marchande » et de « l’absence d’une aide significative de la part des pouvoirs publics » (B. Lahire, La condition littéraire, La Découverte).
Il semblerait que l’écrivain maudit ait encore de beaux jours devant lui.
« Ultime avatar d’un poète romantique qui aurait troqué “l’inspiration” contre le “travail”, cette image de l’écrivain tout habité de son œuvre aura été le flambeau de la modernité. »
(D. Viart, La littérature française au présent, Bordas)
Oui, mais… pas seulement.
Cependant, quelques voix s’élèvent contre cet état de fait.
Des auteurs et autrices se regroupent, s’arment juridiquement, et le clament haut et fort : écrivain est un métier. Les œuvres ne naissent pas toutes seules ; elles sont faites de chair et de sang, de sueur et d’argent, et si l’auteur — l’autrice — se meurt, croulant sous la précarité, il n’y a plus d’œuvre.
Pas d’œuvre, pas de culture.
Pas de culture, pas d’exception culturelle — variante du fameux Pas d’bras, pas d’chocolat.
Autrement dit : messieurs-dames du gouvernement, c’est bien joli de prôner l’exception culturelle à la Française, mais encore faudrait-il considérer les auteurs comme de vrais professionnels, en créant l’arsenal juridique pour qu’ils et elles soient rémunéré·e·s correctement, et pour qu’ils et elles bénéficient de droits sociaux élémentaires, comme l’accès au congé maternité3 ou à leurs cotisations pour la retraite4.
L’argumentaire est imparable : on parle bien d’un marché du livre, avec ses acteurs, son chiffre d’affaire, ses profits. Il semble assez absurde que le seul maillon qui ne soit pas considéré comme professionnel soit celui sans qui rien n’existerait : l’auteur. Ce dernier doit récupérer les fruits de son labeur, à hauteur du travail fourni et de sa prise de risque artistique. En somme, l’auteur doit faire partie du jeu marchand.
Soyez-en sûr·e·s : je n’ai rien contre cela. Je trouve que c’est logique et normal de vouloir vivre décemment.
Mais sous certains aspects, cela me pose question.

Le romantisme littéraire version 2021 (Photo Jess Bailey – Unsplash)
L’écrivain professionnel en question
Auto-exploitation, quand tu nous tiens
Pour devenir écrivain professionnel, il faut accepter les règles du jeu telles qu’elles sont établies.
Or, il se trouve que le cadre légal qui entoure la profession d’auteur s’apparente au free-lancing.
En fait, l’auteur est amené à être un entrepreneur. Comme un prestataire de services, il doit décrocher des contrats (d’édition), négocier les prix (ses droits d’auteur), livrer son produit (le livre), anticiper de futurs contrats, tenir ses comptes…
Soit dit en passant : on est loin de la figure romantique, non ?
Sauf que contrairement à d’autres marchés, l’activité s’avère difficilement rentable : le temps de « fabrication » (= d’écriture) est très — trop — long par rapport au bénéfice espéré, et la prise de risque initiale reste assumée par l’auteur, puisqu’il écrit une œuvre sans avoir la garantie qu’elle soit publiée.
Ce n’est pas pour rien que très peu d’auteurs arrivent à vivre entièrement de l’écriture : le système n’est pas fait pour. On a essayé de faire rentrer dans un système de marché une activité qui, intrinsèquement, n’est pas rentable…
Admettons que les pourcentages puissent être augmentés, et les conditions de travail améliorées, comme le demandent des organismes tels que la Ligue des Auteurs Professionnels et la Charte des Auteurs et Illustrateurs Jeunesse. Ce serait très bien, mais nous resterions toujours dans le cadre d’un régime entrepreneurial, qui n’offre aucun filet de protection (assurance chômage notamment).
À cela s’ajoutent les maux bien connus du free-lancing : surmenage, instabilité financière, manque de visibilité, incertitude, burn-out, hyper-responsabilisation, précarité, faiblesse des droits sociaux…
(Je reconnais noircir volontairement le trait pour la lisibilité du propos — cela ne veut pas dire qu’il est impossible de s’épanouir au sein de ce modèle, fort heureusement.)
L’artiste, nouveau modèle du travailleur « flexible »
Maintenant, prenons un peu de hauteur.
Un autre sociologue, Pierre-Michel Menger, développe la thèse suivante : pour lui, l’artiste serait l’incarnation du travailleur du futur, la figure idéale pour un système néo-capitaliste qui cherche avant tout un « professionnel inventif, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles » (P-M. Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Le Seuil).
Oui, oui, vous avez bien lu.
Parce qu’il accepte des conditions de travail hyper-flexibles et très incertaines, parce qu’il endosse lui-même les risques, parce qu’il est autonome et fortement engagé dans son activité… l’artiste inspire le capitalisme. Et le modèle qu’il incarne tend à s’étendre à d’autres secteurs d’activité, où sont prônées l’innovation et la créativité, somme toute voisines de l’acte artistique. La start up nation, quoi.
Pour quelqu’un qui, comme moi, pensait que la sphère artistique incarnait encore un espace de résistance à l’idéologie néolibérale, c’est un peu la douche froide. Voilà que nous deviendrions les modèles du capitalisme ! N’est-ce pas fou ?
D’où mon interrogation : à trop vouloir être un « professionnel » comme un autre, l’écrivain ne risque-t-il pas de sacrifier l’essence de son activité — qui se veut non-utilitariste, émancipatrice, créatrice de liens — sur l’autel de la productivité ?
Ne participe-t-il pas à un système de production, voire de surproduction — phénomène fréquemment dénoncé dans le milieu du livre — qui n’est bénéfique pour personne ?

L’artiste, cet être flexible (Photo Marcus Wallis – Unsplash)
Réfléchir à d’autres modèles
Au fond, la quête de « professionnalisation » de l’auteur, somme toute légitime, dissimule deux préoccupations :
- Un besoin de reconnaissance sociale ;
- Et surtout, la question des moyens de subsistance.
Pour la première, il est vrai que la tendance actuelle est de mettre la compétence professionnelle au sommet de l’échelle des valeurs — chacun en a fait l’expérience, quand il s’agit de se présenter, on se définit d’abord en fonction de son métier. Or, il existe une multitude d’activités « non professionnelles » qui sont pourtant utiles à la société, et même indispensables : le bénévolat, la parentalité, le soin aux personnes âgées, les tâches domestiques… Il serait peut-être temps de questionner notre échelle de valeurs et de remettre à sa juste place toutes les activités qui ne sont pas de l’emploi à proprement parler. L’activité artistique pourrait en faire partie, dans le sens où elle est bénéfique à l’ensemble de la société.
La seconde, on ne va pas se mentir, constitue le nerf de la guerre. Parce que la reconnaissance, c’est bien, mais ça ne remplit pas un frigo. Et c’est certainement la raison pour laquelle de nombreux aspirants écrivains se jettent à corps perdu dans la quête d’une stabilité financière, difficilement atteignable, du moins dans le cadre de ce modèle de l’auteur-entrepreneur. Raison de plus pour imaginer d’autres modèles. Je pense notamment au régime des intermittents du spectacle qui offre une sécurité financière aux artistes et permet de ne pas conditionner la rémunération au « résultat » commercial d’une œuvre. Pourquoi ne pas imaginer un système similaire pour les auteurs5 ?
Et si je m’autorise à aller encore plus loin, j’évoquerai le revenu universel qui, à mon sens, pourrait régler bien des problèmes, dont le chômage structurel… mais c’est un autre sujet.
Malheureusement, je crois que la société n’est pas encore prête à un tel changement de paradigme, qui bouleverserait la sacro-sainte « valeur travail ». Pourtant, cela pourrait régler le dilemme des auteurs, qui pour l’heure sont partagés entre :
- essayer de rendre leur activité artistique « rentable » (en risquant au passage de perdre leur liberté artistique) ;
- exercer un métier alimentaire et voir leur temps de création réduit comme peau de chagrin.
En fin de compte…
Quoi qu’il en soit, même si les changements ne sont pas pour tout de suite, je reste convaincue que le rôle des artistes est aussi de participer à la circulation des idées, de questionner, d’interroger, d’exercer leur esprit critique (y compris envers eux-mêmes).
En tant que créateurs d’histoires, de récits (mais aussi d’images mentales), nous sommes porteurs de sens et de représentations ; c’est d’abord sur ce terrain-là que se jouent les évolutions du monde de demain.

Photo : Rosie Kerr (Unsplash)
- Pour l’anecdote, le mot « métier » vient du latin classique ministerium, « fonction de serviteur », dérivé de minister « serviteur » !
- À ce sujet, je vous recommande l’épisode de podcast « D’où vient l’injonction à être passionné·e au travail ? » de Louie Media, qui explique très bien le phénomène.
- L’autrice Samantha Bailly a bataillé pendant 6 mois avec la Sécurité Sociale pour obtenir ses indemnités de congé maternité.
- Cf. l’article d’Actualitté, « Agessa, des milliers de victimes, privées de retraite. L’Etat interpellé. »
- Ici, je me permets de renvoyer vers mon blog personnel, où j’ai écrit un article sur le sujet : « Intermittents… de l’écriture ? »)
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