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J’écris des romans. Créer et donner vie à un univers fictif, c’est mon challenge quotidien. Alors, quand un groupe le fait avec maestria en mélangeant musique, storytelling, web-série et concepts visuels, j’en perds mon latin, je monte un peu le son, et je prends des notes.

Bienvenue dans ce premier épisode de ce qui sera une poignée de chroniques où je compte vous introduire à quelques musiciens que j’admire particulièrement. Pour leur musique, certes, mais surtout parce qu’ils incorporent d’autres arts à leur activité musicale.
Et comme il vient à peine de sortir son quatrième album, intitulé Long Lost, comment ne pas commencer par l’un de mes groupes préférés ?
Lord Huron, guidé par la plume et les compositions de Ben Schneider, puise son inspiration dans les grands lacs d’Amérique du Nord ou le Far West (selon les morceaux), l’aventure et le voyage, le surnaturel et le cosmique, et surtout dans de nombreuses histoires d’amours transies dont on n’aperçoit généralement que la fin tragique. Ah, ça, il n’est pas rare de les retrouver dans une playlist Spotify « Heartbreak » ou « Break-up Songs », vous voilà prévenus.
Les mélodies et l’instrumentation sont remplies de références aux esthétiques de la seconde moitié du vingtième siècle, flirtant dangereusement avec le western et le film noir, sans oublier des ambiances sorties droit de la filmographie de David Lynch, qu’il s’agisse de Twin Peaks ou de Lost Highway. Avec un tel melting-pot, ils n’ont pas tardé à profiter des caractéristiques propres à chacun de ces univers pour fabriquer le leur de toutes pièces.
Et bien que je compte dresser une rapide critique de leur dernier album (elle sera en fin d’article, vous pouvez pas la louper), c’est de la richesse de cet univers que je voudrais vous parler en premier lieu.
On y va ?
Le concept de « l’album-histoire(s) »
Après deux EP à l’ambiance festive et tropicale, le groupe sort son premier album Lonesome Dreams en 2012 ; les chansons y sont des mises en musique de romans fictifs écrits par un auteur fictif récurrent dans l’univers étendu du groupe, qu’on appellera ici le Huronverse (c’est déjà pas mal méta, là). Les clips vidéo nous permettent de mieux comprendre l’histoire cryptique qui nous est racontée, mais nous laissent avec davantage de pistes que de réponses ; sommes-nous seulement certains qu’on nous raconte la vérité ?
Strange Trails, le second album, sorti en 2015, complexifie la chose : cette fois, on est introduits à plusieurs narrateurs. Leurs aventures sont inextricablement liées à des histoires de fantômes, de morts qui reviennent à la vie, d’amours maudites et d’apocalypse imminente. Ce qui nous permet d’en savoir plus sur cette histoire, c’est de posséder physiquement l’album, en vinyle ou en CD, où l’on pourra apprendre le nom des prétendus auteurs des chansons, c’est-à-dire les différents personnages de l’histoire. Mais attention, comme la plupart des narrateurs sont eux-mêmes des chanteurs/chanteuses, il ne s’agit parfois que d’une pièce de leur répertoire racontant l’histoire de quelqu’un d’autre. Si vous avez déjà mal à la tête, accrochez-vous.
En 2018, Vide Noir pousse le délire de concept-album encore plus loin. Le groupe prend un virage serré, sort des sentiers au plus profond de la nature pour nous amener dans une immense Los Angeles constellée de lumières nocturnes, entre hallucinations et symboles occultes. L’intrigue se concentre sur certains des personnages rencontrés dans Strange Trails.
Désormais, on a de la continuité entre les albums, et plus que jamais, les chansons jouent avec l’usage de certains motifs : la présence d’eau, qu’il s’agisse d’une rivière, d’un lac ou de la mer ; l’errance, la nuit, le néant, les regrets, la mort, l’indifférence de l’univers, et j’en passe. Et c’est comme si chaque motif devenait une façon de connecter les morceaux entre eux, d’un album à l’autre, de nous faire comprendre que tel personnage est impliqué ici de telle façon. L’imagination en devient si féconde qu’on a l’impression qu’on vient de voir un des meilleurs films de notre vie, mais que personne n’a regardé le même.
En somme, le postulat de départ est le même à chaque album : on va nous conter une épopée cryptique dont on ne sera jamais certain de grand-chose. Quelqu’un se contentant d’écouter la musique appréciera l’ambiance outdoors et la richesse des paroles, mais quelqu’un de plus investi cherchera à comprendre le sous-texte, les tenants et aboutissants de la narration ; mieux, il va enquêter pour savoir ce qu’il peut bien se passer dans ces multiples fragments d’une seule histoire.
Ainsi, une chanson sur les folies qu’une personne est prête à faire par amour raconte aussi une part essentielle de la grande Histoire ; à travers plusieurs niveaux de lecture, on peut redécouvrir chaque morceau au fil des écoutes, et continuer d’enrichir nos interprétations malgré le passage des années.
Ce qu’on aime appeler la diégèse, le « lore », contrairement à celle de beaucoup d’univers étendus comme on en trouve au cinéma ou dans les jeux de rôles, n’est pas ici fixée ; on ne sait jamais totalement ce qu’il se passe, et chacun en ressort avec sa propre conclusion, son propre album, comme si on venait d’entendre un véritable mythe.
Photographie, art plastique, comics, web-série, film, touchons à tout !
L’une des premières choses qui tape à l’œil, quand on s’intéresse à Lord Huron, c’est sa photographie. Les clips ont une esthétique soignée, c’est du court-métrage souvent fait-maison. Chaque booklet d’album, quant à lui, est le résultat d’un travail de la photo, du collage et du montage, qui nous emmène dans des univers fantasmés, parfois surréalistes, parfois dans l’esthétique psychédélique/VHS avec ses aberrations chromatiques (vous savez, quand les bandes de couleurs rouge/vert/bleu ne sont pas correctement alignées). Le travail de l’image a toujours été si important chez Lord Huron que ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils nous annoncent un film, qu’on attend toujours avec impatience, et qui semble suivre les événements de Vide Noir.

Cet amour de l’audiovisuel est d’abord apparu avec la réalisation de postcards, sortes de mini-vidéos qui comportent des versions prototypes de leurs futurs morceaux, pour ensuite refaire surface dans la campagne promotionnelle des différents albums, toujours teasés superbement par un medley vidéo sur leur chaîne YouTube. Pour Vide Noir, ils ont même diffusé sur une chaîne de télé une fausse émission de télé-achat hyper kitsch faisant la promotion de marchandises venues d’ailleurs dans l’univers, et ce, tout en y diffusant quelques extraits de l’album (et du film !). D’abord, on est curieux, puis on se prête au jeu, pour finalement ne pas sortir serein du dernier tiers.
Il existe aussi un Comic Book tiré d’un personnage mythique du Huronverse, des bouteilles de vin tirées de Vide Noir, bref, plus on prospecte, plus on trouve de petites surprises.
Vient alors la pandémie de Covid-19 et la mode des lives virtuels. Coup de chapeau pour les membres du groupe, qui décident de faire un combo entre web-série, revisites de leurs anciens morceaux et teasing du futur album Long Lost, j’ai nommé Alive from Whispering Pines. Chaque mois de janvier à avril 2021, un petit film d’une cinquantaine de minutes était diffusé en live, où l’on pouvait voir et entendre des reprises surprenantes de leur catalogue, entrecoupées de faux extraits de films, de fausses pubs, et d’interventions de l’hôte Tubbs Tarbell, un drôle de vieil homme nostalgique.
Et Long Lost, ça donne quoi ?

Le concept de ce quatrième album est simple mais brillant : tenter de faire revivre le passé fantasmé du studio Whispering Pines, où enregistrent les membres du groupe, en inventant divers artistes qui seraient passés par là, et qui hanteraient aujourd’hui les locaux.
Long Lost se veut un souvenir familier, doux-amer, qu’on n’a jamais vécu mais qui ne nous est pas inconnu, comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre, comme l’un de ces vieux films dont on a vu des extraits tard le soir à la télé, sans y prêter attention, mais dont les images restent malgré tout ancrées dans notre mémoire.
L’ambiance a un côté très old-ish, entre surf rock, country, western et rockabilly, et un ensemble de cordes et de chœurs vient apporter un aspect de grandeur, de cinématographie et de mélancolie à l’album, autrement très intimiste.
Après plusieurs écoutes, le thème majeur qui ressort est le regret, les ravages du temps, et l’impossibilité de revenir en arrière, à cette époque où tout allait bien. Vous savez, ce sentiment dévastateur qu’on ne réalise l’importance de ce qu’on avait qu’une fois qu’on ne l’a plus. Entre désespoirs amoureux et remises en question existentielles, le coup de blues pointe le bout de son nez et nous accompagne jusqu’au dernier morceau, Time’s Blur, qui réutilise les parties de cordes de l’album de façon distordue et méconnaissable. Le résultat donne lieu à une piste atmosphérique qui résume parfaitement l’album : le temps passe et rend les souvenirs, les noms, les visages, flous. Il les modifie, les réinterprète, les confond, si bien qu’on reconnaît à peine les mélodies, alors qu’elles appartiennent toutes aux morceaux qui viennent de passer.
L’illustration de ce flou du temps passe visuellement dans l’apposition d’un filtre sur les visages, comme on peut le voir sur la jaquette de l’album et des singles, et c’est une métaphore visuelle que je trouve très bien vue.
Il m’a fallu plusieurs écoutes pour pleinement l’apprécier, un classique chez Lord Huron qui aime prendre des directions assez différentes à chaque fois (la preuve, parlez à leurs fans, personne n’a les mêmes morceaux et albums favoris), mais je le trouve d’une richesse harmonique et d’un talent dans l’écriture des paroles épatants.
Ah… Est-ce que je vous ai mentionné que ces fameux « faux artistes » imaginés pour servir le concept de l’album se sont vus récemment apparaître sur Spotify, YouTube Music et autres bases de données avec quelques morceaux disponibles à l’écoute ? Oui, oui. Ils sont allés jusque-là.
La hâte qu’on a, maintenant, c’est de les voir en concert dès qu’ils passeront en France, le 12 février prochain.
En tant que touche-à-tout, je ne peux qu’admirer autant de travail et d’intelligence mis en œuvre pour donner vie à cet univers.
Il y a encore beaucoup d’autres artistes dont je voudrais parler, qui ont à leur façon réalisé cette alchimie entre plusieurs formes d’art pour créer des univers gigantesques, et où le fan a une totale liberté pour se livrer à son imagination débordante… mais ce sera pour une prochaine fois.
D’ici là, portez-vous bien, et puissiez-vous vivre jusqu’à votre mort.