Jo Witek est une auteure française, connue pour ses nombreux ouvrages à destination de la jeunesse, de la prime enfance à la grande adolescence. Juliette a eu l’opportunité de la rencontrer et de lui poser quelques questions sur son parcours et sa vision de l’écriture.
L’interview a donné lieu à un épisode hors-série du podcast L’écriture ne tombe pas du ciel, dédié aux spécificités de l’écriture pour la jeunesse.
Pour des raisons de format, certaines questions (et réponses) ont malheureusement dû être écartées… justice leur est rendue, les voici dans cet article ! Nous avons fait le choix de ne pas retranscrire l’interview dans son intégralité, mais de présenter un complément de l’épisode du podcast. Si vous en voulez plus, rendez-vous sur les ondes 😉
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Bonjour Jo Witek, merci d’avoir accepté notre invitation.
En regardant ton parcours, on a l’impression que tu aurais pu partir dans plein de directions différentes, que ce soit le théâtre ou le cinéma. Qu’est-ce qui t’a amenée à choisir l’écriture pour la jeunesse ?
Oui, c’est vrai, c’est toujours étonnant de regarder en arrière ! Cela dit, derrière l’incohérence, il y a une forme de cohérence.
L’écriture, elle a toujours été là pour moi, bien avant de penser à l’avenir. J’ai écrit très jeune. J’étais quelqu’un de réservé, dans un milieu social assez peu cultivé (même si ma mère est une immense lectrice) ; on ne répondait pas à mes questions, je me sentais seule et un peu perdue. Très vite, j’ai compris que l’écriture allait être ma meilleure amie. Cette possibilité de sortir ses pensées de soi, j’ai adoré ça tout de suite ! J’écrivais énormément à l’adolescence, et pourtant, on m’a interdit d’écrire. J’ai été élevée chez les sœurs : elles ont sorti les lettres de mon casier et les ont mises sur la place publique. J’avais 14 ans… on a voulu me renvoyer pour ces écrits ! Très jeune, j’ai donc compris cette phrase de Beaumarchais : « Oser, c’est s’exposer. » Je n’étais pas prête à l’exposition. J’ai arrêté d’écrire à ce moment-là et j’ai commencé à me dire : « Finalement, les mots des autres, ça expose beaucoup moins… et si j’étais comédienne ? »
J’adore le théâtre, mais le métier de comédienne, ce n’était pas fait pour moi. C’est un métier de séduction, il faut aller aux cocktails, montrer sa tête… et moi, je ne m’aimais pas, physiquement. À l’école de théâtre, c’était parfait ! J’ai fait 5 ans de cours et je me suis régalée : le travail sur le texte, le clown, les rencontres… mais quand il a fallu gagner sa vie, c’était non. Dernièrement, j’ai vu un ami qui m’a dit : « Qu’est-ce que tu intellectualisais tes rôles, tu étais déjà une écrivaine à l’époque ! » C’est vrai que quand je travaillais un rôle, je lisais tout l’auteur au lieu de travailler ma scène !
C’est là que j’ai glissé vers l’écriture de scénarios…
Un soir, je rentre chez moi, et je vois Bernadette Lafont qui fait un appel d’offres sur Canal Plus : « Jeunes, vous écrivez ? J’ai besoin de scénarios pour cet été, pour mon université d’été à Sommières avec de jeunes réalisateurs. Je vais mélanger des réalisateurs avec de jeunes équipes. »
Je me suis dit : « Allez, je m’en saisis ! » Et j’écris trois courts-métrages. Dans les trois, elle en prend deux. Je me dis : pas mal ! À l’Université d’été, je rencontre Roland Topor, et un monsieur très important pour moi qui est Philippe Dumarcet. Il lit un de mes scénarios et me dit : « Jo, tu vas t’emmerder en scénario, va vers la littérature. »
Je ne l’ai pas écouté tout de suite, j’ai écrit pour le cinéma. En réalité, j’ai beaucoup écrit pour la poubelle, comme beaucoup de scénaristes. En général, on met de l’argent sur le développement, et après, la production en sort 1 sur 10… donc moi, ça allait souvent à la poubelle. C’était toujours trop, ou pas assez… et puis, je n’étais pas une scénariste qui voulait réaliser. Il y avait ce truc-là, en France, dans les années 90 : si tu écrivais quelque chose d’original, il fallait que tu le réalises, sinon on ne comprenait pas. J’ai ensuite été script doctor. Tel un mécanicien, j’ai démonté beaucoup de scénarios, ce qui m’a beaucoup appris sur la construction narrative, particulièrement du thriller… Dans ce travail de lectrice, il faut aller chercher la petite imperfection de construction. Je ne suis pas une lectrice de romans noirs, mais si aujourd’hui j’écris des thrillers, on peut dire que ça vient de mon expérience au cinéma.
Finalement, après avoir travaillé dans le cinéma, je me suis dit : « Bon, allez, j’y vais ! »
Je reviens à l’écriture de romans… j’en ai écrit trois non publiés. Je pense que dans ces trois-là, il y en avait un qui était pour moi. C’était un témoignage d’un viol, je devais l’écrire. Aujourd’hui, toutes ces paroles de femmes me fortifient, je me dis que peut-être ce roman aurait pu sortir il y a 10 ans, mais qu’on n’était pas prêts. Je l’ai écrit de telle façon que c’était presque un journal… Cette écriture-là, elle n’a pas été entendue, à nouveau. Tu vois, le parcours, il est bizarre, mais au fond, si je suis passée par tous ces métiers, c’est parce que j’essayais de trouver ma place, l’endroit de ma libre expression. Et c’est en jeunesse que je l’ai trouvé. Un jour, quelqu’un m’a dit : « Et si tu essayais en jeunesse ? Il y a de la place pour des écritures très différentes. » J’ai dit : « Allez ! » J’en ai écrit un, Récit intégral ou presque de mon premier baiser, ça m’a beaucoup amusée, et ça s’est ouvert pour moi. J’ai découvert l’édition jeunesse, qui est très riche en France. C’était mon premier roman publié, j’avais 40 ans.
J’ai fait une longue réponse, mais je crois que c’était important de le faire, parce qu’on a souvent cette impression d’immédiateté : « Voilà, je me mets à écrire et ça fonctionne. »
Je crois qu’il faut parfois chercher longtemps avant de trouver là où on est bien, là où notre écriture prend toute sa place. C’est un sacré cheminement ! On ne parle pas assez de ça, de cette solitude… parce que c’est évidemment fait de doutes et de grands désespoirs ! Longtemps, j’ai eu un complexe parce que je n’étais pas allée très loin à la fac. Et finalement, je me suis aperçue que ce parcours, c’était ma richesse, et ma singularité.
Qu’est-ce qui t’intéresse plus particulièrement dans l’écriture pour la jeunesse ?
La première fois que j’ai voulu écrire un roman pour les ados, je connaissais assez mal la littérature jeunesse. Mes enfants étaient encore enfants, donc pas assez ados pour que je m’y intéresse plus que ça, et puis ma génération n’avait pas lu ça. On était passés directement de l’enfance aux romans de littérature générale. Donc j’ai découvert la richesse incroyable de la littérature jeunesse, toute l’étendue des possibles. J’ai découvert qu’on pouvait aller très loin dans certaines maisons d’édition ! Pour cela, il faut quand même convoquer en soi cet adolescent. Je n’ai pas trop à le chercher trop loin : cette voix adolescente est vraiment en moi. Le matin, j’ai 15 ans sans problèmes ! Ça m’est très agréable et très facile. J’aime écouter la jeunesse, je me sens très bien avec des gens de 15 à 25 ans… Je ne suis pas allée en littérature jeunesse parce qu’ailleurs, c’était plus compliqué. Tout à coup, je me suis dit que c’était évident. « Enfin, j’ai l’impression que je suis à ma place ! » C’est un sentiment agréable, parce que beaucoup de gens ne sont pas bien dans leur boulot, même s’ils font carrière. Donc quand tout te semble évident, c’est un grand sentiment de liberté…
Dans plusieurs de tes romans, tu traites de sujets de société qu’on peut qualifier de sensibles : le mariage forcé, la pédocriminalité, l’avortement d’une adolescente, la prostitution… C’est important pour toi de parler de ces sujets-là aux adolescents ? Quel est l’apport des romans par rapport aux autres moyens d’en parler (documentaires, ateliers de sensibilisation par exemple) ?
C’est vrai, d’ailleurs j’ai écrit des documentaires : tous ces sujets-là, j’aurais pu les traiter sous forme de documentaire.
Comme je vais beaucoup dans les collèges et les lycées – de fait, mes lecteurs sont là –, je me rends compte que dès lors qu’il y a une émotion, quand ils ont été touchés au cœur, les regards changent complètement.
J’ai le souvenir d’un atelier d’écriture avec une classe de 3e, il y a quelques années, avant le mariage légalisé des homosexuels, avant MeToo… Je me retrouve dans une classe à parler d’homosexualité, et un des garçons dit : « Moi, si mon copain était homo, il ne serait plus jamais mon ami. » La séance d’après, j’apporte un court-métrage réalisé par le Ministère de la Santé – très bien fait, très chouette. C’est l’histoire d’un garçon en colonie de vacances, qui tombe amoureux d’un autre garçon. Je leur montre, puis on en discute. Et là, les propos avaient complètement changé. Ils étaient émus par cette belle histoire d’amour… il ne restait que ça. Là, on voit la force du récit. La littérature, c’est là où elle gagne. Quand on touche au cœur, le cerveau suit, généralement. Il n’y a pas besoin de mots, l’ado va faire son chemin tout seul. La parole adulte, parfois, il s’en méfie. Alors qu’un roman, il est seul avec ce roman, ça va se passer profondément en lui.
Pour moi, les romans sont des outils à penser. Pour les jeunes, comme pour les adultes. Les ados réclament la même chose que les adultes ! C’est-à-dire des gifles, des coups de poing, des choses qui coupent le souffle, des parties de roman qu’ils ne comprennent pas complètement, mais qui sont musique pour eux… !
Quelles sont les « règles » (implicites ou non) à suivre quand on écrit pour un public jeune ? En termes de style d’écriture, de vocabulaire, de sujets traités, de la façon d’aborder certains sujets…
Au niveau des sujets, je crois qu’il n’y a aucun tabou, puisque tout est dans leur téléphone. Ça, il faut bien en avoir conscience… C’est une révolution, aussi pour les parents. On ne peut plus les protéger du monde. Le monde est dans leur poche dès l’âge de 10 ans, voire avant. Ça, ça a fait progresser l’écriture. Il faut une littérature à la hauteur de ça, sinon on reste en mode : « Oui, oui, la princesse va jouer au milieu des choux ! »
Ce qui ne veut pas dire qu’on ne veut pas les protéger, malgré tout. Je dis souvent que j’écris le monde avec tendresse, et à hauteur d’ado. Le souffle est celui d’une fille de 15 ans, il faut l’avoir, le retrouver, parce qu’on ne va pas imiter l’ado. Mais par ailleurs, j’ai le regard d’une adulte, évidemment. Quand j’écris, je pense à un ado, qui serait juste derrière moi, et je me dis : « Est-ce que je pourrais lui dire comme ça ? »
C’est très compliqué de dire comment on fait, moi je ne m’analyse pas le truc. Il suffit de le sentir, de l’observer. Si je parle de la mort à un gamin de 4 ans, je vais inventer une histoire, il va y avoir beaucoup d’imaginaire, on va trouver une façon de parler de la mort, avec un petit animal, par exemple…
C’est plus compliqué pour les plus grands ados, 15 ans et au-delà… jusqu’où on va dans l’écriture ? Quand on est à la frontière du jeune adulte, c’est là où les questions arrivent… Mais je pense qu’un bon roman jeune adulte est un roman tout court. La frontière devient poreuse. Beaucoup d’adultes me disent : « Mais quel plaisir j’ai eu à lire ce roman ! » Quand mes romans réunissent ados et adultes, je sais que j’ai bien fait mon travail. Un roman jeunesse réussi, c’est un roman dans lequel l’adulte va se réjouir. Les enseignants aussi vont le lire et vont l’aimer, ça va parler à l’adulte. Ce n’est pas que pour les enfants.
En parallèle des romans pour adolescents, tu écris aussi des albums jeunesse, dont certains sont traduits dans plusieurs langues et connaissent un grand succès. Peux-tu nous parler de cette série d’albums dont fait partie Mes petites peurs ? Quel est le point de départ ?
Mes Petites Peurs fait partie d’une série d’albums illustrés par Christine Roussey, il y en a neuf en tout. Le premier, c’était Le ventre de ma maman, toi dedans, moi devant. Ça parle de l’attente du fait de devenir grande sœur ou grand frère. L’idée c’était de parler des émotions, et de le faire à hauteur de 4-5 ans. Comment un enfant ressent-il les émotions, et comment le parent peut-il l’inviter à les exprimer, à travers cette histoire ? Effectivement, la grossesse c’est long. On ne fait pas qu’attendre un bébé, on devient le grand ou la grande de la famille…
On a enchaîné avec Les bras de papa : tout ce qu’on fait dans les bras d’un père. C’est celui qui pousse vers l’extérieur, celui qui met des barrières… C’était un hommage à mon père. Ensuite, il y a eu Dans mon petit cœur : mettre des mots sur les jours gris, la surexcitation des anniversaires… Et puis Mes Petites peurs. Il s’agissait de nommer ses peurs, y compris celles qui sont partagées… Quand je vais dans une classe et que je dis : « Qui a peur des araignées ? », il y a 50 doigts qui se lèvent. On dit : « Ah, tu vois, toi aussi tu as peur de ça, donc ensemble on a un petit peu moins peur. »
C’était vraiment l’idée : inviter l’enfant à écouter ses émotions, les sentir, les incarner, et peut-être savoir ensuite les rendre, les donner, les partager. Parce que dans certaines familles, c’est assez tabou de dire ses émotions.
Ce qui est intéressant avec cette série, c’est que quand on a commencé, il y a 10 ans (on vient de fêter les 10 ans de la série, qui est traduite dans 22 pays, c’est assez génial !), on nous regardait un peu de loin. Certains intellectuels de l’illustration se moquaient un peu, du style : « Hohoho, des petits cœurs. » Pour eux, tout ce qui relevait des émotions n’était pas intéressant. Il fallait parler de la mort, de choses dramatiques, avec plus de fond… Au début, on en ricanait un peu avec Christine. Et puis, au troisième album, ça a commencé à exploser un peu partout. Aux États-Unis, ça cartonnait, on était dans les plus grandes librairies, et même à la librairie du MOMA… Il y a eu la petite fierté de se dire : « Ah, quand même ! On n’a pas halluciné, toutes les deux ! »
Ceux qui nous avaient regardées de haut sont alors revenus vers nous, et nous ont demandé des dédicaces pour leurs enfants. Ce que je veux dire par là – et je n’ai rien contre eux – c’est que c’est toujours cette part de tendresse humaine qui est malmenée. Comme si l’intellect était toujours supérieur au cœur ! Moi, je me suis toujours battue pour mettre en avant cette tendresse humaine, de l’émotion à hauteur d’enfant.
Après, il y a eu effectivement une tonne d’albums sur les émotions ! Avec Christine, on s’est dit qu’on était un chouia en avance. On a poursuivi, et puis les gens se sont dit : « Évidemment, il faut absolument inviter nos enfants à sentir, à apprendre à dire ! » Particulièrement les petits garçons, d’ailleurs. La façon de les éduquer change complètement par rapport aux générations précédentes, mais on sent que pour eux les émotions restent encore difficiles à dire. Ils portent encore les rôles genrés…
Que donnerais-tu comme conseils aux auteurs qui débutent et qui souhaitent écrire pour la jeunesse ?
C’est toujours difficile, les conseils… Le conseil principal, c’est de se faire confiance. C’est difficile de se faire confiance, aujourd’hui… surtout quand on échoue – et dans notre métier il y a beaucoup d’échecs. Comme dit Genet : « Échoue encore, et tu écriras mieux. » J’adore cette phrase.
À la fois, les moments d’échec sont là… On doit les accepter, les manger, les digérer, et ne pas perdre sa confiance.
Et en même temps, il ne faut pas essayer de faire un chef-d’œuvre. Fais n’importe quoi, ça donnera forcément quelque chose de chouette ! Il y a un rapport au temps qui est différent. On creuse dans le chaos, on ne sait pas quand on terminera, si on part sur un truc qui nous occupera 10 ans, ou si dans 6 mois c’est plié… De toute façon, on ne nous donnera jamais du temps pour écrire. Aujourd’hui, je vis de ça et j’ai toujours l’impression de voler mon temps d’écriture. D’ailleurs, on n’est pas payé pour écrire. On est payé sur avance, sur nos ventes, mais la création littéraire n’est pas rémunérée en tant que telle, contrairement à la création du spectacle vivant, par exemple. Ce temps, je le vole. Aujourd’hui, je vis de mes droits d’auteur, je pourrais dire que je ne fais « que ça », mais pas du tout ! Je suis toujours en train de courir : je fais des lectures musicales, je rencontre des gens… Aujourd’hui, le livre, c’est être avec les autres. Il n’y a pas de littérature si tu ne partages pas, et c’est bien normal ! Toi aussi tu as envie de partager avec les gens, savoir ce qu’ils ont pensé de ton livre…
À un moment, il faut tout oublier, même nos modèles. Parce que c’est terrifiant, les modèles. Évidemment, quand on a des auteurs qu’on admire, on se dit : « Mais qu’est-ce qui me prend d’aller écrire ? » Mais là n’est pas le projet. Le projet n’est pas de ressembler à untel ni de faire aussi bien qu’untel, parce qu’on n’est pas lui ou elle.
Moi, tu vois, il y a Marguerite Duras. Je l’admire. Je l’admire pour sa liberté, pour son côté monstrueux à un moment où les femmes n’avaient pas le droit d’être monstrueuses. Elle arrive avec sa langue bien à elle, elle est excessive et en même temps touchante… Elle est lumineuse, quoi. Évidemment, je ne serai jamais Marguerite Duras… mais elle m’aide. D’ailleurs, les auteurs ne se tirent pas tant dans les pattes que ça. Au contraire. Il ne faut pas hésiter à faire lire nos textes, à dire nos problèmes aussi, là où on n’y arrive pas… Parce que c’est un voyage intérieur, en réalité. C’est une route personnelle. Il n’y a rien à prouver.
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