
Je n’existe plus.
À leurs yeux, je n’existe plus. Aux miens non plus, d’ailleurs.
Depuis quelques minutes, la sensation s’estompe. Je ne ressens plus le froid, qui ces derniers jours avait pris mes pensées en tenaille. Je me dois de le reconnaître : il y a une forme de soulagement. Je n’ai plus qu’à me tenir là, en lisière de ce monde, et attendre que mes feuilles tombent. Me laisser engourdir par l’air ambiant. Laisser venir le dépouillement. Il ne me reste plus grand-chose, de toute façon. À vrai dire, il ne me reste que ça, ce corps lourd et pesant. Ce tronc sans sève. Ça ira vite.
J’ai fini par arriver là où l’on m’a sans cesse poussé, de confins en limites, de marges en bordures, de tréfonds en périphéries.
À force d’être au bord, il fallait bien que ce vide m’aspire. Que ce gouffre me mange. On ne peut éternellement rester sur le fil. La gravité m’a rattrapé. Elle a englouti mes sourires et mes réminiscences, celles de cet autre temps où j’étais dedans. Où je parvenais encore à faire illusion. La gravité m’a rattrapé. Ironie du sort pour quelqu’un né d’un grand éclat de rire.
Paraît qu’ils étaient drôles, mes parents. Paraît que tous les soirs, l’on venait de loin pour les voir et les écouter. Paraît qu’ils remplissaient le chapiteau, et qu’on en redemandait. De mémoire de saltimbanques, on n’avait jamais vu ça. Paraît même qu’au moment de tirer leur révérence, dans le fossé d’un matin enneigé, au détour d’un virage, ils avaient eu cette dernière blague : « Ça manquait de rouge dans cette blanche campagne. »
Paraît que je leur ressemble. Que je leur ai ressemblé, du moins.
C’est loin, maintenant. Me voilà au stade où je suis délivré de moi-même. Je ne ressens plus. Je ne vois plus. Je n’entends plus.
Allongé sur mon bout de carton, je me laisse partir. Je m’en vais les rejoindre. Et tandis qu’un halo givré protège ma sortie, je n’entends pas ce crissement de pneus, ni cette portière qui claque. Je ne vois pas cette lampe torche braquée sur moi.

Je n’ai pas conscience de leurs chuchotements inquiets. Je sens à peine leurs mains sur mes épaules. Ça me donne seulement l’impression que le froid me pousse un peu plus vers le fond. C’est ce qu’il faut, je n’y prête pas attention.
Je ne vois pas cette joue qui s’approche de mes lèvres, qui attend. Je n’entends pas cette voix confirmer que je suis vivant.
Je ne me doute pas que je le suis pour encore longtemps.
C’est terminé, pour moi. Je n’ai pas demandé de sursis.
Et, quand j’ai compris que j’en avais un, je n’ai pas su quoi faire. Ma première pensée a été d’y retourner. Dans le froid de la lisière. D’achever ce que la gravité avait commencé. Elle devait me rattraper, je ne pouvais pas m’échapper.
On m’avait forcé à en réchapper.
C’est pour ça qu’au début je n’ai pas voulu leur dire merci, à ces jeunes. Ils se prenaient pour qui ? Des super héros ? Ils se donnaient bonne conscience avec leurs chocolats chauds et leurs morceaux de brioche, mais ils n’allaient sauver personne. On ne répare pas le monde avec du chocolat au lait. Merde. C’est ça que je leur ai dit, au lieu de merci. Ça commence pareil.

Je leur tourne le dos et me fraye un chemin dans les bras tendus de l’air glacé. Tout a gelé depuis bien longtemps. Ce n’est plus ni la nuit ni le jour. Chaque lumière est un nouvel aveuglement. De toute façon, il n’y a plus rien à voir. Rideaux.
Plus tard sans doute, je me réveille sans m’éveiller d’un sommeil sans rêve. Des branches et des feuilles s’accrochent à ma tignasse. La boue est aussi dure que le béton. Mais ce n’est ni le froid, ni les branches, ni les feuilles, ni la boue qui me rappellent à ce peu de réalité. Quelque chose, à plusieurs reprises, me pique le mollet. Je ne connais pourtant aucun insecte dont les piqûres pourraient passer l’hiver.
Je me retourne lentement. C’est un môme avec un bâton. En regardant autour de moi, je comprends que je suis dans un jardin municipal. Le buisson où je me suis échoué doit être la cachette secrète du petit.
Il me fixe. Son visage n’a pas d’expression. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens triste. Je n’aurais pas eu envie, à son âge, retrouver un intrus dans ma cabane. Intrus pour toujours. Peut-être que je lui fais peur.
En me redressant, je lui raconte une histoire. Que je suis un esprit de la forêt, qu’il ne faut pas avoir peur, que je vais bientôt devenir invisible, qu’il pourra jouer dans son repaire et que je le protégerai depuis les arbres. Mes mots sortent avec lourdeur malgré le ton mielleux que j’essaie de prendre. En plus, je crois que je me suis un peu embrouillé dans ma fable. C’est possible qu’il n’ait rien compris.
Toujours pas de réaction. Pourtant, j’ai l’impression d’exister à nouveau. Du moins, dans ses yeux à lui. Il me voit sans essayer de ne pas me voir. Une larme chaude coule sur ma joue glacée. Je lui fais promettre de se rappeler que je le protégerai toujours depuis les arbres et je m’éloigne en battant des bras comme si j’allais m’envoler.
Plus loin. Je sens le gravier sous mes pieds, le vent sur mon visage aussi. J’ai froid, j’ai faim, je marche.
J’existe.
Wouahhh ! Magnifique texte. MERCI à ts ls 3 ! : )
ça fait froid dans le dos ! 😉