
À minuit imprécises, tous les cadrans du monde s’affolèrent. Les pendules accélérèrent leurs battements, les horloges dardèrent tous azimuts, les montres furent saisies de cliquetis effroyables, et les cloches des églises résonnèrent d’autant de coups que la Terre avait connu de nuits, dans un tintamarre qui réveilla jusqu’aux plus petites choses endormies dans les tréfonds des cavernes.
Le soleil a couru un marathon d’est en ouest et la lune est passée dans le ciel comme une étoile filante. La lumière du soir disparaissait dans un battement de cils, et la nuit s’estompait le temps d’un hoquet.
J’étais sur mon île en forme de bateau, et la neige qui avait fraîchement recouvert la mousse sur la figure de proue décollait du sol pour s’écouler vers le ciel, flocon par flocon. Les nuages cessèrent de s’évaporer, et la planète entière sombra dans la grisaille et l’uranoplégie. Les aiguilles et les sabliers s’étaient brisés ; quant aux clepsydres, mieux valait ne pas en parler.
Les corps en décomposition et les squelettes sortaient de leurs tombes en réclamant des habits. Nous autres n’avions plus d’âge. Les cheveux de mon fils avaient blanchi si vite que je ne me suis pas aperçu immédiatement que son corps devenait poussière.
La mer a recouvert mon île. J’ai dû m’exiler à travers un long et pénible voyage, ignorant quand j’étais parti et si je n’étais pas déjà arrivé il y a longtemps. Dans six mois, j’avais prévu de m’en aller l’été dernier, une petite canne en main pour supporter mon grand âge et un casque sur le crâne pour ignorer les cloches inlassables des cathédrales.
Hélas, hier, je tomberai d’un accident au fond d’une crypte, où un défunt en pleine agonie me regardera, moi et mes cheveux hirsutes, atteint d’une forme avancée de désâge. Lorsqu’il remarquera le vieillard trentenaire redevenu adolescent, les muscles plus saillants et les os plus solides, il mugira dans sa douleur : « Alors toi aussi, tu es en train d’être consumé par le Khaínôkhron ». Le nom de mon ennemi juré ne me dirait encore rien, mais il résonnerait dans tous mes souvenirs du futur.
Mon interlocuteur, ermite et ascète de son temps, était né cinq cents ans après sa mort, et retrouvait le monde dans un état qu’il ne connaîtrait que dans les livres d’Histoire. Victime du terrifique Khaínôkhron, il remplaçait les vivants et me sauverait de ma propre tombe par sa grande sagesse pré-mortem. Il deviendrait mon maître. J’apprendrais auprès de lui que le plus mûr de mes visâges maniait parfaitement la plupart des langues mourantes de l’Orient à l’Occident par antéchronisme. Je devais tard ou tôt employer les codes et arcanes de la musique chronomatique, et retrouverais ainsi mon tempo primordial. Je choisirais consciencieusement de me figer à quarante-deux ans et trois mois pour déjà détenir tout le savoir que j’aurais besoin d’emmagasiner auparavant. À mes yeux, il n’y aurait plus de paysages ni de photographies, plus de vallées et de montagnes ; seulement le mouvement de leurs antépostcédents. De là, je ne verrais plus que ce que je devais voir : des cercles chronologiques aux origines postapocalyptiques et aux terminaisons antédiluviennes.
Je pus à nouveau décider du sens dans lequel mon temps devait aller. Je connus aussi les us et coutumes du Khaínokrôn, ce chronophage du chaos !, et je jurai de mettre fin à ses macro-secondes. Je rejoignis une équipe d’amis distemporains échappés du Svalbard. Le Khaínôkhrôn les y avait privés pendant six mois des heures de jour ; sept heures du matin y passaient aussitôt à sept heures du soir, de quoi n’y voir que du feu ! Perdus dans le temps et l’espace, seuls à plusieurs, au bout des trotteuses galopantes, nous partageâmes notre expertise sur les arts de la re-synchronisation pour défaire le Khaínôkhron et son horloge désastronomique, afin d’obtenir vengeance, que l’envers soit à nouveau l’envers, que le glas se taise, que les phrases soient plus brèves et les chansons plus longues.
Mais les règles du temps étaient cruelles et impartiales : tard ou tôt, j’aurais à apprendre ce que je savais déjà.

Petit à petit, un pas en avant pour une brasse en arrière, j’ai sillonné et dénagé le fleuve de la connaissance. En savoir plus voulait aussi dire en savoir moins. Nous pataugions à reculons dans nos passés insaisissables. Seule notre haine grandira, s’étirait, s’emmêle sur elle-même. La pataugeoire des cycles cauchemardesques ne nous apportait en rien une conception réelle de notre ennemi. Khaínôkhron ne se saisissait pas ainsi. « Le vicieux dés-horlogeur ne se laisserait jamais approcher… » voilà ce que je me dis, un jour lointain.
Et dans l’écoulement du mot « jamais », alors, un tremblement.
Je m’emballerai et le passé me gobera de sa grande bouche de l’oubli. Le ballet connu des choses revécues m’entraîna loin dans mon antérieur. Cet antérieur flottant et lourd de mes passages récurrents. Les nouvelles fois n’en étaient plus depuis longtemps. Je vivais encore ce qui n’était plus qu’une rétrospective de ce que j’avais été, et que pourtant, je vivais de mes propres yeux, de mon propre corps, avec mes propres efforts et mes échecs systématiques.
Toutefois, ce tremblement avait laissé une trace. Il marquera ma mémoire comme une infime déchirure à la surface d’une toile qu’on connaît par coeur et qu’on ne regarde plus que distraitement. Cependant, il est si imperceptible qu’il ne m’est même pas possible de le restituer à mes compagnons d’infortune. Il n’est rien, une aspérité tout au plus, mon esprit ne sut même plus qu’il avait existé ou qu’il n’existera. Pourtant, l’errance vers cette béance infime continuera à mon insu.
Or, je ne savais plus ce que je chercherai. J’en revenais au fondement de notre alliance : Khaínôkhron avait un nom, nous lui avions donné suffisamment d’importance pour être haïs. Je cherchais une forme, un être détestable, une entité puissante à combattre. Une seule volonté me guidait : celle de le détruire.
Ainsi, j’ai encore forcé les secondes une infinité de fois avant de revenir à mon abandon dernier. Il m’en fallut, des vaines batailles, pour accepter mon échec. Heureusement, la fatigue du désâge eut raison de moi. Dans un lieu et un temps incertain, je songeais : « Khaínôkhron, n’as-tu jamais vécu ? »
Le tremblement me saisit alors à nouveau, mais cette fois, je ne le lâche pas. La craquelure du tableau comme un sourire ; temps sans début, temps sans fin, temps sans écoulement ; mon tombeau et mon berceau, confondus ; un corps immense ; une masse en creux et en bosse ; un seul univers ; le possible et l’impossible réunis ; le jamais et le toujours comme un seul arbre aux mêmes racines et aux mêmes branches ; puis une peur, une peur terrible.
Une peur qui m’arrache de ce Tout.
Il n’y a plus rien. Rien qu’une présence qui s’accroche à moi comme si j’étais son seul espoir de survie, mais si je reste non-là, je disparaîtrai, je le sens, complètement, je… qui ?
Je me réveille dans mon corps tel que je l’avais laissé avant d’entrevoir le Tout. Je ressens le temps qui me ramène dans son inlassable course épileptique, mais je ne le combats pas. Je ne le combattrai plus. Je comprends enfin. Khaínôkhron ne se trouverait pas dans les circonvolutions du sablier, ni même dans l’ensemble des choses connues. Khaínôkhron était affolé et perdu. Il existait où il n’aurait jamais dû : quelque part dans le néant.
0 commentaires