
Quelque chose cogne au volet, comme un imperceptible appel. D’abord un simple coup, puis un millier d’autres semblable au murmure de la pluie. Je ne bouge pas. Je reste dans l’ombre, totalement calfeutré. Chaque ouverture sur le monde extérieur est close, j’y ai veillé. Ici se dresse l’ultime place forte entre elles et moi. Rien ne doit entrer ici, rien.
Tout a commencé à l’église il y a quelques mois. Au milieu du silence relatif qui régnait dans ce lieu saint, un son faible mais persistant fit irruption. Amplifié par la réverbération de la nef, il emplit bientôt tout l’espace et me troubla au sein de mon recueillement. J’eus l’impression d’entendre le râle d’une scie sur un matériau trop dur pour ses dents, le raclement d’un pas de porte mal raboté ou encore le bris d’un verre qui, par je ne sais quel prodige, aurait eu une régularité et un débit similaires à ceux d’un cours d’eau. Le bruit cessa en se posant avec délicatesse sur mon avant-bras. Une mouche. Une mouche tout à fait ordinaire, à ceci près que le moindre de mes mouvements ne semblait nullement l’effrayer : tantôt elle ignorait les gestes destinés à la faire s’éloigner, tantôt ma main la manquait de peu et elle revenait invariablement se poser non loin de moi avant de se poster à nouveau sur mon avant-bras.
Las de la ténacité de cet insecte et ne parvenant plus à me concentrer sur autre chose que lui, je quittai l’église en espérant qu’il me laissât en paix. Le bourdonnement de la rue fit rapidement taire celui de la mouche qui semblait m’avoir suivi pendant que je sortais. En tournant les clés du contact, j’observais que l’aiguille sur la jauge du carburant commençait à être dangereusement basse. À la station service, pendant que les chiffres défilaient devant mes yeux distraits, la mouche – j’aurais juré que c’était la même en tout cas – fit à nouveau son apparition tournant autour du prix total à régler. Interloqué dans un premier temps, je me décidais à ne pas y prêter plus d’attention. Mais, alors que je prenais place sur le siège conducteur, je la vis en place sur le pare-brise en compagnie d’une autre mouche, quasiment identique. Les coups répétés d’essuie-glace ne purent rien y faire et il fallut que je prisse une voie rapide pour les voir enfin disparaître. En rentrant chez moi – sans pouvoir me l’expliquer – je pris soin de n’aérer aucune pièce et de fermer plus tôt qu’à l’ordinaire rideaux et volets.
Le lendemain, je me rendis au supermarché faire quelques emplettes. Les deux mouches m’attendaient comme si de rien n’était avec une troisième sur le capot de ma voiture. Au rayon des conserves, j’en vis deux nouvelles, et quatre autres volaient autour de la caisse automatique.
Les jours suivants, ce fut presque tout un essaim qui me suivait lors de mes sorties. Celui-ci prenait parfois des formes abstraites, puis, à mesure que le temps passait, de plus en plus précises. Si ce n’était un visage, c’était au moins un œil.
Personne d’autre que moi ne semblait s’en préoccuper.

J’en suis donc là. Cela fait plusieurs jours – semaines ? – que je suis cloîtré chez moi, cerné par un essaim de mouches qui n’existe peut-être que dans ma tête.
J’ai eu la bonne idée de dévaliser le rayon boîtes de conserve du supermarché. J’ai de quoi tenir, là n’est pas la question. Non, celle qui me retourne le cerveau et les tripes depuis l’apparition de cet étrange phénomène venu percuter mon quotidien tranquille, presque banal, c’est celle-ci : suis-je devenu fou ? J’ai écumé toutes les sources d’informations, presse, radio, télévision : pas la moindre mention de cet événement pour le moins anormal. Et pourtant, elles sont là, bourdonnantes et pressantes, guettant la moindre brèche, la moindre ouverture pour pouvoir pénétrer dans mon refuge et… et puis quoi, d’ailleurs ? Que me veulent-elles ? Je préfère ne pas savoir. J’ai obstrué toutes les bouches d’aération, celle de la salle de bains et celle des toilettes. Je ne veux prendre aucun risque. Elles finiront bien par partir…
Le bourdonnement incessant me donne mal à la tête. Je me suis installé près de la porte d’entrée, qui fort heureusement ne donne pas sur l’extérieur, mais sur le palier, encore épargné. C’est à cet endroit que je les entends le moins. Allongé au sol, je profite de la fraîcheur du carrelage et d’une vue inhabituelle sur le portemanteau – saule pleureur surplombant ma solitude. Je remarque un morceau de papier près de la porte, probablement tombé de l’une de mes poches. Je le saisis et alors que je le déplie, une décharge me traverse la colonne vertébrale. Une écriture manuscrite, penchée et hâtive, dont la graphie m’est inconnue, a tracé ces mots :
« Vous n’êtes pas seul. Moi aussi, je les vois. »
Mon cœur s’affole. Je me redresse d’un seul coup pour examiner l’entrée. Mes doigts rencontrent l’écorce dure de la porte, la parcourent jusqu’en bas, et éprouvent ce mince filet d’air au niveau du seuil : il y a juste assez d’espace pour y glisser une feuille de papier. Quelqu’un m’a transmis ce message. Je me retiens d’ouvrir la porte en grand. Fébrile, je fouille frénétiquement le vide-poches posé sur le meuble d’entrée, le renverse, trouve de quoi écrire.
« Qui êtes-vous ? Que se passe-t-il ? »
Je glisse ma réponse sous la porte et reste là, silencieux, aux aguets. Excepté le bourdonnement lointain, je ne distingue aucun bruit. Les minutes s’écoulent et soudain, l’attente devient insupportable. Moi qui envisageais de tenir un siège aussi longtemps que nécessaire, l’idée de devoir attendre ne serait-ce qu’une minute de plus m’est intolérable. L’apparition d’un « autre » change tout. Je ne suis plus seul. Je ne suis pas fou. Et bizarrement, cette perspective m’inquiète davantage. Ma supposée folie aurait au moins le mérite de rendre tout ceci compréhensible. Presque acceptable. Là, je ne sais plus que penser.

J’aurais juré ne pas m’être assoupi. C’est pourtant bien la seule explication : un nouveau message est apparu. Je n’ai rien vu, rien entendu. Aucun bruit de pas, aucun signe de vie – autre que ces satanées mouches. À croire que tous mes voisins sont morts. Ou partis. Que je suis la dernière âme vivante dans cet immeuble oublié de tous. Presque la dernière âme. Le message dit :
« Si vous ne voulez pas qu’ils vous prennent, il va falloir me faire confiance. »
En général, quand quelqu’un emploie ces mots, c’est que ce qu’il s’apprête à nous demander a de fortes chances de nous paraître contre-intuitif. D’un côté, je ne vois pas pourquoi je ferais confiance à un parfait inconnu. De l’autre, je ne vois pas comment ignorer ce qui semble être ma seule porte de sortie. Après tout, ce qu’il m’arrive n’a déjà rien de rationnel. Comment la solution à mon problème le serait-elle ? Pour le moment, je n’ai rien d’autre à faire que répondre.
« Que dois-je faire ? »
Cette fois, je compte bien surprendre le moment où le mot glissera sous la porte. Cet objectif empêche l’appréhension de prendre trop de place. Mais le temps passant, il devient difficile de la tenir à distance. Quand je remarque le papier sur le sol, je peste comme si j’avais failli à une tâche importante. Est-ce que tout se déroule uniquement dans ma tête ?
« Vous devez partager votre fardeau. Aidez les mouches à trouver d’autres cibles. Détournez-les de vous, une mouche après l’autre. »
Cette personne est donc bien au courant de ce que je vis. Mais son idée ne fait que m’agacer. Comment sait-elle ce que nous devons faire ? Comment veut-elle que je communique avec des mouches ? Et comment ça, leur trouver d’autres cibles ?
« Des cibles ? Que cherchent ces mouches ? Qui êtes-vous ? »
« Elles vous testent. Elles veulent vous observer. Montrez-leur qu’il y a d’autres personnes tout aussi intéressantes que vous. »
« Non merci. »
« Réfléchissez. Une mouche par personne. Ce n’est pas si pesant. C’est l’essaim le problème. Chacun s’y fera. Juste une toute petite mouche. C’est le seul moyen, croyez-moi. Sans ça, elles ne partiront pas. »
« Qui les envoie ? »
« Qui sait ? »
« Arrêtez vos mystères. Si votre théorie est juste, pourquoi ne pas me refiler toutes vos mouches ? »
« Ce sont les vôtres que j’entends. »

D’un coup, je n’en peux plus. Dans un élan dont je ne me croyais plus capable, avec une fougue irréfléchie, j’ouvre la porte.
Personne.
Il n’y a que ce bourdonnement qui gonfle derrière la fenêtre du palier. Et si c’était elles, qui m’avaient écrit ? Non, les mouches ne peuvent pas rentrer. Je les vois, toutes amassées contre la vitre, essaim d’ombres qui masque le soleil.
Et alors, je me rends compte. J’observe la béance de cette porte d’entrée que j’ai laissée derrière moi. Je me tiens là, sur le palier, à tanguer sur mon paillasson. Je suis sorti.
Petit à petit, l’idée s’impose comme une évidence : je ne rentrerai plus. Il n’y a pourtant qu’un pas à faire, je pourrais retourner en sécurité. Cette frontière invisible donne une saveur vibrante à l’air. Je la scrute un temps, comme pour éprouver ma résistance. Puis je pars sans me retourner.
Le nuage de mouches m’entoure à tel point qu’il m’est difficile de voir. Les insectes se massent au coin de mes paupières. Tout est légèrement flou. Les contours des choses résonnent différemment. Il me faut évoluer avec plus d’attention.
J’avance. Je ne sais plus si c’est moi qui guide mes pas ou si ce sont elles, mais quoi qu’il en soit, je finis par arriver quelque part.
Je suis entre le rayon des fromages et celui des yaourts. Depuis que j’ai pénétré dans le supermarché, une femme m’observe de loin. Elle balade une poussette dans laquelle elle cache parfois une gousse d’ail ou une boîte de cotons-tiges.
Là, elle se tient au bout de l’allée, et plonge ses yeux dans les miens. D’un pas décidé, comme une araignée sur sa proie, elle fonce vers moi. Les mouches s’affolent. Elle vient si près qu’elle entre dans l’essaim et sans que je puisse faire quoi que ce soit, elle m’attrape les poignets. Elle les palpe. Attrape mes épaules, fronce les sourcils. Puis se recule d’un coup.
– Excusez-moi, fit-elle. J’ai cru…
Elle s’apprête à partir, mais je la retiens.
– Qu’avez-vous cru ?
– C’est absurde…
Je lève les yeux au ciel.
– Dites-moi.
Ses cernes frémissent sous ses cils. Elle cherche des traces de moqueries dans mon regard, mais se rend vite compte que je ne rigole pas.
– J’ai cru que… vous n’étiez pas réel. Il y a quelque chose autour de vous. Comme un filtre. Mais excusez-moi.
– Vous voyez quelque chose ?
Mon cœur s’est accéléré. Elle perd alors son regard dans la nuée de mouches.
– C’est presque rien. Comme un froncement de l’air.
Je demeure silencieux, mais un sourire s’est imposé sur mes lèvres. Elle m’observe. Les mouches se calment lentement.
– Vous avez faim ? je fais.
Elle lève un sourcil. J’attrape alors sur l’une des étagères réfrigérantes un morceau de comté. D’un geste rapide, j’arrache son film plastique et romps le fromage en deux parts égales. Alors que je lui tends l’une des moitiés, elle a un geste de recul. Elle ouvre la bouche, puis la referme. Elle jette un regard aux gens qui nous entourent – un homme pèse ses légumes, une famille tourne autour d’un caddie rempli, une vieille femme prend une plaquette de beurre premier prix.
Les yeux de mon interlocutrice m’attrapent alors et ne me lâchent plus. Elle inspire un grand coup, empoigne le fromage et mord dedans à pleines dents. Une lueur nouvelle anime ses traits. Tout en me fixant, elle m’entraîne un peu plus loin. Quelque chose tombe sous ses doigts. Un paquet de surimi. Elle l’ouvre et s’en enfourne plein la bouche. Ses yeux sont comme des bouées d’amarrage sur lesquelles les miens sont accrochés. Je souris avant de me servir dans le paquet qu’elle me tend.
Rien ne nous résiste. On se bâfre de fourme d’Ambert, de Corn Flakes, de glace à la framboise. Les mouches virevoltent en spirales folâtres autour de nous. Les clients ignorent nos éclats de rire. Les bips des caisses automatiques rythment notre périple d’une musique lointaine. Puis, tout à coup, la femme s’exclame :
– Mais dis donc cette mouche ne veut plus me lâcher !

Ça ne me prend plus longtemps de comprendre le manège auquel je participe. J’ai boulotté des kilos de rayonnage dans le secret des mouches pour me débarrasser d’une seule d’entre elles. Une seule. Le désespoir prend parfois la forme d’une indigestion. Refourguer mes mouches au tout-venant et aux honnêtes affamées, ce n’est pas raisonnable à un tel rythme. Et puis, ce n’est pas que cet essaim, le problème. C’est aussi cette sensation d’être épié en permanence par des milliers d’espionnes bruyantes comme pas permis, qui portent chaque angle de mon corps à la vue de… de qui ?
J’échange un regard avec mon acolyte de larcin, médusé. Une mouche par personne, disait mon nébuleux messager. Peut-être voulait-il dire qu’ainsi, il pourrait espionner chaque individu accompagné d’un de ces drones-caméras-mouches des services secrets, et que je suis son patient zéro.
Une étiquette au dos d’un paquet de sandwiches attire subitement mon attention, alors que la femme tourne dans tous les sens pour essayer d’éclater son parasite contre une vitre de congélateur. Ce n’est pas un code-barres, non, la languette est colorée comme un ticket gagnant de loterie, et je crois comprendre qu’elle a été glissée là pour me récompenser d’avoir chassé ma première mouchette.
Ce n’est qu’un numéro de téléphone à composer, sous-titré « Belzébuth, seigneur des ordures ». À bout de nerfs, je fausse compagnie à la femme et sa poussette pour passer l’appel. Ça sonne, une fois, deux fois, puis une voix désincarnée déclare dans le combiné :
« Bienvenue sur la hotline 3D Dératisation Désamiantage Dextermination-d’indésirables.
Pour une tapette trouée ou du papier tue-mouche bon marché, tapez 1.
Pour un fromage pourri qui court très vite et attirera la vermine très loin pour vous débarrasser d’elle, tapez 2.
Pour les grands moyens, tapez 3. »
L’hésitation n’est plus une option. Je m’entends à peine taper sur le clavier le saint chiffre de la Trinité. Aussitôt, le vacarme s’intensifie, comme une pluie qui redoublerait d’efforts pour noyer le bitume et se verrait renforcée par un orage retors. Le sol tremble sous le tonnerre, mais cette fois, je crois déceler un changement dans le comportement des clients.
Personne ne voyait notre club de gloutons dévaliser les rayons, personne ne nous entendait, mais le séisme, lui, les a alertés. On commence à courir et quitter les lieux sous la panique. Je suis bientôt le dernier sur place. La position des mouches se délite à cause des vibrations dans l’air. On dirait qu’elles ne me suivent plus, et j’en profite pour prendre la tangente.
Les portes automatiques se verrouillent derrière moi, comme pour enfermer les mouches à l’intérieur. Dehors, la violence des bruits et des secousses me frappe comme une morsure à la jugulaire. Ahuri, je la vois : cette immense grue stationnée sur le parking, et aux commandes de l’engin, un homme aux verres teintés sur son fer à souder, et un gros sourire proche de l’extase sur son visage de brun toxico-ténébreux. Je ne le vois pas réellement, mais je ne me le figurerais pas autrement, tandis qu’il fait pivoter le bras de la machine infernale et s’apprête à larguer ni plus ni moins qu’un énorme bloc de métal en forme de supermarché sur le supermarché, reprenant les dimensions exactes du bâtiment.
Les attaches, comme accompagnées par la puissance d’une presse hydraulique, déposent le monolithe sur le toit. Le bloc atteint le préfabriqué et l’écrase, l’aplatit comme une crêpe, comme un véhicule à la casse. Ça passe à un mètre de mes pieds, me détruit les tympans et me recouvre de gravats et de poussière.
Je ne me souviens pas de la suite immédiate des événements. Je sais seulement que, lorsque je me redresse enfin, hébété, les mouches par millions ne me tourmenteront plus. Elles ont tenté de se débattre contre les portes scellées du supermarché, sentant l’enfer venir. Leur bouillie dessine sur le sol une suite de mots sanguinolents en pattes de mouches, que je serai le seul à avoir le temps de déchiffrer avant le bouclage du périmètre.
« La vision est l’or des parasites. »
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