Jack

par Sapin | 18 Avr 2021

Je me réveille en sursaut ce matin-là. Je me suis endormi dans le parc, encore. Je suis tout bonnement gelé. De loin, j’aperçois des enfants qui jouent vers les balançoires :  deux garçons et une fille, des frères et sœur, sûrement. Ils ont tous un chapeau ridicule d’où déborde leur chevelure rousse. C’est le même pour tous, à l’exception de celui de la fille qui comporte un pompon verdâtre de mauvais goût. Je constate qu’il ne tient plus qu’à un fil, et j’imagine le drame qui surviendra quand l’un de ses frères l’arrachera, par erreur ou non. 

Le balcon sur ma droite est inondé de feuilles mortes ; hier encore, il était immaculé. L’automne a à peine frappé que l’hiver le rattrape déjà, et le gel recouvre le sol mousseux. Il y a aussi une mélodie insaisissable, par là, vers ma droite, je crois. L’odeur particulière du froid flotte dans l’air. Je la respire à grandes peines, bien que j’en aie déjà plein les poumons. C’est un arôme que j’apprécie tout particulièrement, à la fois mordant et tendre. Il me rappelle une friandise que me donnait mon père quand j’étais plus jeune, mais dont je suis incapable de me rappeler le nom. 

Sur les quais, il y a une corneille, tout près de moi ; on se regarde longtemps puis elle s’envole après m’avoir salué d’un signe de bec. La musique qui sillonne l’air explose soudainement en myriades de sons décousus, si bien que j’ai l’impression d’entendre plusieurs harmonies à la fois. Cette fois-ci, je ne chante pas. D’ailleurs, je me rends compte que je n’ai pas de voix.

En levant le nez, je remarque que les oiseaux dansent en deux cercles déformés. Ils forment chacun des partitions, comme pour guider les mélodies ; peut-être qu’il n’y en a que deux, alors. Je ne sais pas. Aussi, je n’ai pas de pieds. C’est drôle, j’en avais hier, pourtant. Je ne fais aucun effort pour avancer, comme si je flottais, sans pouvoir décider de ma destination. Ce n’est pas très grave, j’aime bien me promener. 

Je bouge librement le reste du corps, mais mes jambes sont figées. Ce sont deux longues stalactites effilées où s’agglutinent les feuilles mortes et la terre. Dans mon sillon, je laisse des traînées de gel qui noient feue la végétation. Lorsque je commence à comprendre, je me mets à patiner. Une stalactite après l’autre, je voltige, prends de la vitesse et accélère encore. Je croise peu de gens, ceux-là retenus dans leurs lits douillets par la fraîcheur du matin. Mais moi, je suis bien là, dehors, et je respire le froid.

Ces nouvelles jambes sont fabuleuses ; j’aimerais ne jamais avoir à m’en débarrasser. Mais alors que je passe devant un champ de citrouilles, je ralentis. Oui mais… on est en automne, n’est-ce pas ? L’hiver est loin, malgré le gel, malgré le froid et son odeur délicieuse. Pourtant, là, je le constate : les citrouilles sont mortes. Pas de froid. Elles sont mortes, frappées violemment par l’automne qui, leur donnant naissance, reprend leur vie aussitôt. L’hiver est loin, pourtant. 

Combien de jours ai-je dormi ? Je n’en suis plus certain. 

Mes stalactites tremblent sous mes hanches. Déséquilibré, je m’écroule au sol et casse l’une d’elles. Sans douleur, c’est un bruit sec et mat. Je la regarde, abasourdi, sans comprendre la tournure étrange que prennent les choses. Est-ce à cause de l’hiver ? Finit-elle aussi vite que l’automne ?

Un écureuil au pelage noir s’approche de moi. Il renifle ma stalactite et, après y avoir creusé un petit trou, repart triomphant avec une noisette. Prêt à se reposer toute la saison, au chaud dans son nid, le ventre bourré de vivres. Je soupire de soulagement : nous ne sommes qu’au début de l’hiver, je n’ai pas à m’inquiéter de fondre.

Je me relève, en équilibre sur une stalactite. J’essaye de rester debout. Mais patiner avec une seule jambe, c’est compliqué. Je tombe à plusieurs reprises, glisse sur le gel que je crée moi-même. Mais je ne reste jamais au sol. Plus j’avance, plus l’air froid me fouette et je sens ma jambe glacée repousser lentement. Il suffit de ne pas s’arrêter. L’automne a été terrassé, déjà. J’ai peur de ce que cela signifie pour mon hiver bien-aimée. Après tout, je suis une de ses créatures, n’est-ce pas ? Je ne peux plus la quitter, désormais ; elle et moi ne faisons qu’un. 

Alors je reprends ma course. Je glisse, pourchassant l’hiver, qui doit bien aller quelque part une fois qu’elle s’en va. Je passe rapidement là où mon périple a commencé. Si vite que j’aperçois à peine la petite fille qui pleure en disputant son frère, et mon regard ne se pose qu’une seconde devant l’homme sûrement mort de froid sur le banc avant que je ne reparte à toute allure.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vols planés #3

2024-2025

Deuil de l’étymologie

D’où vient-il, le tout premier mot ?
Pour sa carte blanche, Théo explore les contrées de la poésie orale, et nous emmène sur les traces de l’origine des mots.
Un texte à lire… et à écouter.

Compter les heures

Je suis passée devant par hasard. Et je me suis arrêtée. Je me retrouve plantée sur le trottoir, à fixer le bâtiment. J’essaie peut-être de ressentir quelque chose.

Vols planés #2

2022-2023

En suspens

« J’ai voulu t’empêcher de dire quelque chose d’irréversible. Je crois que par-dessus tout je ne voulais pas l’entendre. Pour ne pas avoir à te répondre, à te faire remarquer que ton propos était déplacé, que je ne pouvais pas l’accepter. Pour que ne résonne pas dans la pièce une idée que, d’emblée, je refusais. »

Aux origines de la révolution

« Peut-être qu’un jour, on osera mettre un mot sur ce qu’il s’est passé.
On y repensera, on se demandera comment ça a émergé, oui, comment déjà ? Il y avait Kériel, bien sûr, mais avant ? Et alors, on se souviendra d’elle. La petite bête. »

Chute libre

« Un mangeur de mondes a repéré notre planète. Le grand personnage se croit si puissant qu’il peut la gober, qu’il peut l’avaler en entier. Il la toise au creux de sa main, la fait rouler dans sa paume en retroussant ses babines dans un bruit de succion. »

Pour que l’aube advienne

« Nous pensions encore la veille être en zone libre. Mais c’était un matin de novembre 1942, et les allemands venaient d’entrer à Saint-Cirq-Lapopie. »

Tout Se Mélange

Pour le dernier Vol plané avant la pause estivale, Séraphin propose un morceau à écouter, les yeux clos, un soir d’orage ou un après-midi caniculaire. « Que faisais-tu hier, quand la terre est tombée ? »

Classé sans suite

« Ça peut s’effacer comme ça, ces moments ? De la poudre d’étoiles au ciel et son bras nu… De la poudre aux yeux ? »


Ça recommence.

« Le piège à ours s’est refermé sur toi d’un coup, clac. Tu ne savais même pas que tu étais perdue dans la forêt ; tu ne savais même pas que tu devais faire attention. »

Guerres

Trois poèmes pour confronter notre humanité et les actes de guerre qui se perpétuent malgré tout.

Grenouille

« Tu es là, ma petite grenouille, avec tes cuisses et ton gros ventre, des petits yeux que tu peines à ouvrir. »

Vols planés #1

2021

Franchement

Perrine signe son premier vol plané, sans aucun doute outragé, mais qu’y voulez-vous, c’est un drôle de monde !

Nuits blanches

Anatole signe son premier poème ici, en hommage à un regretté auteur qui, à ses yeux, a changé le visage de la nuit.

Vous écrivez ?

« Rhétorique, la question constitue pour Jean une réplique usitée des scènes de la vie sociale, car l’affaire, à son grand désarroi, a fait le tour de son cercle d’amis : il écrit un roman. »

Grain

Pour sa première carte blanche,
Juliette a choisi d’explorer les contrées de la poésie orale
et de jouer avec les rythmes, les sonorités, les sens.
Un voyage audio et musical dans l’infiniment petit…

Les choses de peu d’importance

À l’occasion de son Vol Plané, Wanda déploie une liste des “choses de peu d’importance”. Ces choses futiles au premier regard, qui remplissent pourtant nos vies et nous manquent lorsque nous restons confiné·e·s dans nos intérieurs.

Derrière tes mots

Passant des néons à la flamme d’un briquet, comme du néant à l’inspiration, Noémie révèle ici, de manière étrange et miraculeuse, ce qui sommeille en nous, chaque jour et chaque nuit… et attention, ça vit !

Engagement

Dans ce poème déclamatoire, Séraphin explore les versants du mot « Engagement », à une époque où se côtoient engagement des corps et désengagement des cœurs.

Songes habitables

Trois poèmes rédigés par Théo et dédiés à trois personnalités artistiques qui l’ont marqué par leurs œuvres.