
Je me réveille en sursaut ce matin-là. Je me suis endormi dans le parc, encore. Je suis tout bonnement gelé. De loin, j’aperçois des enfants qui jouent vers les balançoires : deux garçons et une fille, des frères et sœur, sûrement. Ils ont tous un chapeau ridicule d’où déborde leur chevelure rousse. C’est le même pour tous, à l’exception de celui de la fille qui comporte un pompon verdâtre de mauvais goût. Je constate qu’il ne tient plus qu’à un fil, et j’imagine le drame qui surviendra quand l’un de ses frères l’arrachera, par erreur ou non.
Le balcon sur ma droite est inondé de feuilles mortes ; hier encore, il était immaculé. L’automne a à peine frappé que l’hiver le rattrape déjà, et le gel recouvre le sol mousseux. Il y a aussi une mélodie insaisissable, par là, vers ma droite, je crois. L’odeur particulière du froid flotte dans l’air. Je la respire à grandes peines, bien que j’en aie déjà plein les poumons. C’est un arôme que j’apprécie tout particulièrement, à la fois mordant et tendre. Il me rappelle une friandise que me donnait mon père quand j’étais plus jeune, mais dont je suis incapable de me rappeler le nom.
Sur les quais, il y a une corneille, tout près de moi ; on se regarde longtemps puis elle s’envole après m’avoir salué d’un signe de bec. La musique qui sillonne l’air explose soudainement en myriades de sons décousus, si bien que j’ai l’impression d’entendre plusieurs harmonies à la fois. Cette fois-ci, je ne chante pas. D’ailleurs, je me rends compte que je n’ai pas de voix.
En levant le nez, je remarque que les oiseaux dansent en deux cercles déformés. Ils forment chacun des partitions, comme pour guider les mélodies ; peut-être qu’il n’y en a que deux, alors. Je ne sais pas. Aussi, je n’ai pas de pieds. C’est drôle, j’en avais hier, pourtant. Je ne fais aucun effort pour avancer, comme si je flottais, sans pouvoir décider de ma destination. Ce n’est pas très grave, j’aime bien me promener.
Je bouge librement le reste du corps, mais mes jambes sont figées. Ce sont deux longues stalactites effilées où s’agglutinent les feuilles mortes et la terre. Dans mon sillon, je laisse des traînées de gel qui noient feue la végétation. Lorsque je commence à comprendre, je me mets à patiner. Une stalactite après l’autre, je voltige, prends de la vitesse et accélère encore. Je croise peu de gens, ceux-là retenus dans leurs lits douillets par la fraîcheur du matin. Mais moi, je suis bien là, dehors, et je respire le froid.
Ces nouvelles jambes sont fabuleuses ; j’aimerais ne jamais avoir à m’en débarrasser. Mais alors que je passe devant un champ de citrouilles, je ralentis. Oui mais… on est en automne, n’est-ce pas ? L’hiver est loin, malgré le gel, malgré le froid et son odeur délicieuse. Pourtant, là, je le constate : les citrouilles sont mortes. Pas de froid. Elles sont mortes, frappées violemment par l’automne qui, leur donnant naissance, reprend leur vie aussitôt. L’hiver est loin, pourtant.
Combien de jours ai-je dormi ? Je n’en suis plus certain.
Mes stalactites tremblent sous mes hanches. Déséquilibré, je m’écroule au sol et casse l’une d’elles. Sans douleur, c’est un bruit sec et mat. Je la regarde, abasourdi, sans comprendre la tournure étrange que prennent les choses. Est-ce à cause de l’hiver ? Finit-elle aussi vite que l’automne ?
Un écureuil au pelage noir s’approche de moi. Il renifle ma stalactite et, après y avoir creusé un petit trou, repart triomphant avec une noisette. Prêt à se reposer toute la saison, au chaud dans son nid, le ventre bourré de vivres. Je soupire de soulagement : nous ne sommes qu’au début de l’hiver, je n’ai pas à m’inquiéter de fondre.
Je me relève, en équilibre sur une stalactite. J’essaye de rester debout. Mais patiner avec une seule jambe, c’est compliqué. Je tombe à plusieurs reprises, glisse sur le gel que je crée moi-même. Mais je ne reste jamais au sol. Plus j’avance, plus l’air froid me fouette et je sens ma jambe glacée repousser lentement. Il suffit de ne pas s’arrêter. L’automne a été terrassé, déjà. J’ai peur de ce que cela signifie pour mon hiver bien-aimée. Après tout, je suis une de ses créatures, n’est-ce pas ? Je ne peux plus la quitter, désormais ; elle et moi ne faisons qu’un.
Alors je reprends ma course. Je glisse, pourchassant l’hiver, qui doit bien aller quelque part une fois qu’elle s’en va. Je passe rapidement là où mon périple a commencé. Si vite que j’aperçois à peine la petite fille qui pleure en disputant son frère, et mon regard ne se pose qu’une seconde devant l’homme sûrement mort de froid sur le banc avant que je ne reparte à toute allure.
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