
Dans nos ténèbres, il n’y a pas de place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté.
René Char
Je me souviens qu’on était en novembre quand je l’ai vue arriver dans la froideur du matin, cette file de camions qui avait envahi la grand’route et qui traversait déjà la rivière par le pont. Elle avait l’allure lente et sinistre qu’ont les files de chenilles processionnaires. Je l’ai vue ensuite vomir des poignées de soldats en armes qui se sont engouffrés dans la mairie. J’étais là, à quelques mètres d’eux, moi que mes parents avaient envoyé au village pour les commissions, et j’étais aussi pétrifié que les gens de la bourgade. Nous pensions encore la veille être en zone libre. Mais c’était un matin de novembre 1942, et les allemands venaient d’entrer à Saint-Cirq-Lapopie.
Peu de temps après, les premiers rationnements ont commencé. Tout un chacun devait avoir son petit coupon pour espérer avaler quoi que ce fût. Avec ma famille, comme nous vivions dans une ferme à l’extérieur du village, nous étions parfois en mesure de tricher. L’année suivante, c’était au tour des couvre-feux de s’imposer dans notre quotidien. La nuit, des bruits de pas en rythme se sont mis à résonner dans les rues. Notre campagne lotoise, d’ordinaire si paisible, avait le silence déchiré par des jeeps. C’étaient parfois des soldats allemands, parfois des policiers français. La peur se glissait jusque dans notre sommeil.
C’est à peu près à cette période que certains adultes du village sont entrés dans la clandestinité. Deux des trois frères de ma mère étaient partis dans la forêt et s’organisaient avec d’autres poches de résistance. Tous et toutes se battaient dans le secret de la nuit pour la liberté. Pour ma part, j’étais resté à la ferme car mon père m’avait dit que j’étais trop jeune pour ces choses-là. Il avait toutefois ajouté que je jouais un rôle tout aussi important que ceux qui affrontaient l’ennemi de face. J’avais eu quelques difficultés à comprendre cette subtilité-là. En réalité, même si nous autres à la ferme ne combattions pas directement l’occupant, nous participions à la lutte en nous arrangeant pour faire parvenir une parcelle de notre production à ceux de la forêt. Le moindre morceau de viande d’une de nos bêtes se changeait en force que nos amis utilisaient pour vaincre nos adversaires. J’étais devenu sans le savoir une petite partie de ce bras vengeur.
Une année est passée. Nos amis continuaient de faire front, dissimulés dans la forêt. De notre côté nous essayions autant que possible de leur faire parvenir de la nourriture. De la volaille, du lapin, un peu de pain, plus rarement un agneau : tous les sacrifices étaient bons pour la cause. Mais cela ne suffirait sans doute pas sur le long terme.
Un soir, on a tenu un conseil dans le plus grand des secrets à la ferme. Il y avait des amis du village et de la forêt. L’unique bougie sur la table tremblait dans les ténèbres. On a rapidement abordé le sujet de l’hiver qui approchait. La situation des clandestins risquait d’être compromise. La nourriture que nous arrivions péniblement à filtrer n’allait bientôt plus suffire. Une solution était à envisager. On a proposé de détourner un camion de ravitaillement, mais l’action aurait été trop directe et dangereuse. Un jeûne, par des temps aussi rudes, aurait été purement intenable et il fallait que nos combattants tinssent leur position. L’unique issue viable semblait un abattage clandestin, mais cette fois du plus gros animal possible. Mon père a proposé de sacrifier l’une de nos vaches. Le conseil a acquiescé d’un hochement de tête.
On s’était mis d’accord sur un point : l’opération n’aurait pas lieu dans notre étable, car il y aurait eu trop de preuves potentielles. On ne remarque pas aisément une vache parmi d’autres qui disparaît, mais un abattage laisse trop de traces et nous aurions été soupçonnés. Un ami du village a proposé la maison que ce peintre, Henri Martin, avait laissée déserte après sa mort. L’ami en avait gardé les clefs. Cette vaste demeure, construite sur plusieurs niveaux, possède une entrée qui ouvre sur la petite place du Carol et qui mène directement dans la cave d’où aucun rayon de lumière ne peut s’échapper. De plus, la maison est un peu excentrée du village et est accessible par un sentier venant de la berge du Lot, donc il aurait été plus pratique d’y amener l’animal. Personne ne soupçonnerait qu’un abattage puisse avoir lieu sous le nez de tout le monde. Il fallait seulement faire en sorte de ne pas passer par le pont habituel, beaucoup trop exposé et proche de la grand’route, mais par celui de la voie ferrée. Par la suite, il suffirait de remonter le chemin de halage sous la falaise pour ne pas se faire repérer et atteindre le sentier. Enfin, il n’y aurait plus qu’à l’emprunter puis grimper la côte pour rejoindre la place du Carol et la maison du peintre. En comptant une bonne heure de marche et environ cinq heures pour l’abattage, nous serions de retour à la ferme avant l’aube.
Il a été décidé que nous passerions à l’action une semaine plus tard à la nouvelle lune pour profiter de l’obscurité. Trois groupes seraient constitués : un premier transporterait l’animal, un deuxième attendrait à la maison du peintre et un troisième se tiendrait à la lisière de la forêt pour récupérer la viande. Après la fin du conseil, mon père m’a dit qu’il fallait que je les accompagnasse, ma mère et lui, pour amener la vache et participer à l’opération. Pour une telle tâche, on ne pouvait se passer de bras, même petits. J’étais fier, oui, très fier de faire enfin partie des grands.
Le reste de la semaine s’est écoulé moins vite que je ne le pensais. À chaque fois que j’allais me coucher dans l’obscurité de ma chambre, j’agitais mes mains dans le vide pour les préparer à une opération que j’avais pourtant tant de fois pratiquée. Je faisais aussi défiler dans mon esprit les différentes étapes de la route de la maison du peintre. Lorsque le sommeil m’emportait enfin, mes rêves débordaient d’ombres, de chemins et de rivières. La nuit dansait sous mes paupières et je courais comme un fou dans la campagne libre du Lot. Parfois, au dessus de ma tête, une vache marchait dans le ciel et broutait des étoiles.
Le grand soir est arrivé. Tout était prêt. Nous avions mangé et éteint les lumières tôt. À minuit moins le quart, quand plus aucun mouvement n’était perceptible dehors, nous sommes passés à l’action. Ma mère et mon père sont allés détacher la vache qu’ils avaient mise à l’écart des autres pour qu’elles ne se mettent pas à meugler en les entendant venir. Pendant ce temps, j’étais sorti faire le guet. N’ayant vu aucun danger, je suis allé faire signe à mes parents que la voie était libre. Nous sommes partis sans attendre.
Il régnait dans la campagne un silence glaçant et nous n’entendions que nos pas dans l’herbe gelée. Par chance, une épaisse couche de nuages dissimulait les étoiles. On distinguait à peine les branches bouger. De temps en temps, un oiseau de nuit trouait le calme de son hululement lointain. La vache se laissait paisiblement guider. Le noir de son pelage se mêlait à la nuit. Nous avons rapidement atteint la voie ferrée juste à côté de la grand’route. Tout en nous hâtant, nous l’avons longée à un mètre de distance pour ne pas faire de bruit en marchant sur ses cailloux. Un peu plus loin, le tunnel sous la colline ouvrait en grand sa bouche de ténèbres. Nous nous sommes laissé avaler par ce monstre de pierre. Plongés dans le noir complet, nos yeux se sont progressivement habitués à l’obscurité. Ma mère avait raison de dire que la nuit est comme une rivière et qu’il ne faut qu’un moment avant de s’acclimater à l’ombre comme à la fraîcheur. Au bout de plusieurs minutes, nous avons fini par apercevoir la sortie du tunnel. J’ai imaginé qu’il pouvait s’agir de la fin de la guerre.
La montagne nous a recrachés sur un petit pont qui passait juste au dessus du Célé. Au-delà, le chemin de fer traversait un champ sur une centaine de mètres, puis enjambait le Lot par un nouveau pont. Heureusement pour nous, des arbres dissimulaient notre route et nous avons pu passer sans craindre de nous faire repérer par une patrouille de la grand’route. Bientôt nous étions de l’autre côté du pont suivant. Celui-ci, plus massif que le premier, nous l’appelons « le Pont Eiffel ». Certains disent que c’est ce même ingénieur qui l’a construit et qu’il est fait des mêmes matériaux que la grande tour de Paris. Si c’est vrai, les trains qui y passent doivent sûrement avoir l’impression de rouler parmi les nuages. Moi, j’étais certain que monsieur Eiffel avait construit ce pont pour nous permettre de passer sans nous faire voir et que, même depuis sa tombe, il participait lui aussi à la résistance. Peut-être que tous les morts se battaient à nos côtés cette nuit-là.
Le chemin de halage n’était plus très loin. Juste au-dessus, la route sur la falaise menant à Saint-Cirq-Lapopie était comme le nid d’un aigle qui nous surveillait. Nous nous sommes engouffrés dans ce boyau de roche taillée. La journée, des bateliers descendaient la rivière avec des bateaux tirés par des chevaux. Cette nuit-là, c’était avec une vache que nous remontions le fleuve. L’eau coulait à quelques mètres de nous. Sa fraîcheur nous léchait le visage. Les rares remous que je percevais étaient autant de serpents qui glissaient dans le mystère de l’eau.
Tout à coup, un son de voiture s’est fait entendre. Pourtant nous n’avions vu aucune lueur de phares provenant de l’autre rive. La menace venait donc d’en haut. Par sécurité, nous nous sommes collés avec la vache contre la paroi de la falaise. Le bruit s’est rapproché. Un véhicule est passé lentement au dessus de nos têtes. Il semblait venir du village et s’en éloignait à présent. Une vague lumière a éclairé des panneaux au loin. Le ronflement du moteur s’est fait de plus en plus distant. Silencieux pendant deux bonnes minutes, nous avons fini par repartir.
Pendant que nous remontions le Lot à contre-courant pour atteindre le sentier de la maison du peintre, je me suis rendu compte que la vache, durant tout le trajet, n’avait pas une seule fois meuglé. Elle continuait de marcher avec sagesse, sans faire de bruit. J’avais été jusque-là trop concentré pour m’en apercevoir. Mes parents et moi, nous croyions que nous la guidions depuis le début, mais en vérité c’était elle qui nous guidait. Elle avançait dans le noir en glissant sur les ombres avec son pelage aux couleurs de la nuit. J’ai cru qu’elle était consciente de son sacrifice, qu’elle aussi était un membre de la résistance, qu’elle savait ce qu’elle avait à faire. J’ai doucement posé ma main sur sa croupe et l’ai caressée. Elle était belle notre vache, très belle. Cette expédition était son chemin de croix.
Le sentier nous attendait dans la pénombre. Nous l’avons monté de moitié et mon père m’a envoyé donner le signal. J’ai couru en gravissant le versant de la colline sur laquelle est bâti le village. Mes poumons et mes jambes prenaient feu mais peu m’importait : il fallait faire vite et bien. Rien ne bougeait sur la place du Carol. La maison du peintre était là, toute proche. Je me suis approché de l’entrée de la cave. Mes doigts ont comme prévu tapoté sur la vieille porte en bois deux fois, puis deux fois de nouveau. Après un court silence, un coup venant de l’intérieur m’a affirmé que tout était prêt. Je suis reparti prévenir mes parents, puis nous avons amené sur la pointe des pieds la vache jusqu’à la porte désormais ouverte de la cave. À peine entrés, nous avons entendu la porte se refermer derrière nous. Quelqu’un a allumé une lampe-tempête qui m’a ébloui un instant. Nous étions sept : trois du village, trois de la ferme et la vache. La pièce avait été aménagée pour l’abattage. Ceux du village avaient apporté tous les instruments nécessaires. Le sacrifice pouvait commencer. J’ai regardé la vache une dernière fois dans les yeux, ces deux grands yeux noirs qui portaient en eux toute la nuit. Papa a pris la masse qu’un de ceux du village avait apportée. Un coup sec. C’était fini.
Par la suite, tout se mélange dans ma mémoire. Nous avons fait très vite car le temps nous était compté. J’ai agi comme je devais le faire. L’égorgement et le sang sur le sol de la cave. Une couleur que seul un peintre de génie aurait su utiliser. La pendaison par les pattes arrière du corps de la sacrifiée. C’était comme une crucifixion à l’envers. La peau ôtée. Comme si on avait enlevé un habit de cérémonie. L’éviscération. Une non-naissance. Le découpage en deux du corps. La sacrifiée est devenue deux endroits en même temps. Le redécoupage sur la table. Chaque morceau devenait un nouveau continent inconnu. Le cœur, le foie, les reins et les poumons mis à part. Ils sont devenus des objets d’art. La langue coupée elle aussi. Je peux jurer l’avoir entendue me parler. Et encore ce sang, ce sang sur mes mains et le sol maculé de la cave, dans lequel je voyais écrit un mystère. Ce sang qui dégoulinait jusque dans les yeux de la lumière.
Nous avons fini le travail vers cinq heures et demie du matin. Ceux du village se chargeraient de faire disparaître les restes du sacrifice. Les cochons sont parfois meilleurs que la neige pour effacer les traces. Mes parents et moi nous sommes chargés d’amener les morceaux à nos amis qui nous attendaient à la lisière du bois. J’ai vu leurs silhouettes s’évanouir entre les arbres, emportant avec eux la vache qui leur sauverait la vie. Après cela, nous sommes rentrés à la ferme avant que le jour se lève. J’étais épuisé mais grandi par cette épreuve. C’était quelque chose d’unique, quelque chose de sacré. L’est commençait à rougeoyer et j’ai cru que c’était le sang de la vache qui coulait à l’envers dans le ciel. La couleur de la résistance.
Bientôt, ce sang sacrifié deviendrait une immense lumière qui protégerait tous ceux qui luttent dans le secret de la nuit pour que l’aube advienne.
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