Guerres

par Théo | 6 Mar 2022

 

 

 

« J’ai eu longtemps un visage inutile,
Maintenant j’ai un visage pour être aimé,
J’ai un visage pour être heureux. »
Paul Éluard

 

C’est moi

Je suis revenu
du pays de la boue
comme on rapporte une tête coupée

On me fuit
car je suis contagieux

Je n’ai rien à cacher
Mon visage ne ment pas

Mes yeux sont trois trous
qui crachent la vérité
Mes cheveux d’encre
dégoulinent sur l’air
Mes joues pleurent
des larmes de joues
Mon nez saigne
sur le bois des bureaux
Mes lèvres gardent le goût de la nuit
qui bave dans les cous
Ma bouche ne mord pas
elle est une falaise qui vomit le vide

J’aimerais n’être pas un portrait
Mais je ne veux pas qu’on m’oublie
Le monde m’a tatoué
et je ne suis qu’un de ses miroirs
Un miroir pour l’humanité

À Alfred Nakache et Noah Klieger
et leurs cents mètres nage libre dans les réservoirs d’Auschwitz

 

L’eau prend la forme
de celui qui lutte en elle

Lorsque quelqu’un nage
il l’empêche de geler
il s’improvise source
il devient à la fois le fleuve et la mer
et à force de nager
il invente en s’évaporant
sa propre évasion

Nager revient à imaginer
une autre écriture de la liberté
comme quand l’eau utilise
l’érosion et la rouille
pour inscrire son nom
dans les os des murailles
et dans les dents des barbelés

Chaque dimanche soir
des constellations assoiffées
trempent leurs lèvres
dans la sueur du bassin

Nul ne peut retenir l’eau
qui venge les cendres de ceux
que nous avons aimés

Quelque part très haut au dessus de nos têtes
l’aboiement désespéré du fantôme de Laïka encore en orbite

 

 

Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
Je vous appelle depuis l’espace
Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
Est-ce que tout va bien

J’ai vu depuis le ciel
des morceaux de métal
faire fleurir des roses
devant des pierres

J’ai vu des oiseaux immobiles
pondre des œufs enflammés
dans un désert

J’ai vu de la peinture rouge
se mêler à la boue

J’ai vu des loups
chassant d’autres loups

J’ai vu des tortues
marcher mille kilomètres
pour ne laisser que des trous

Allô Allô
Est-ce que vous me recevez

J’ai vu des baleines de pierre
déféquer dans la mer
une tonne de baleineaux

J’ai vu la terre s’ouvrir en deux

J’ai vu le bruit des bourdons
construire des ruches
dans chaque oreille

J’ai vu le silence et la nuit

J’ai vu des ruisseaux pleins de vent
où se sont cachés des taupes
plus barbues que le Père Noël

J’ai vu un bout de plaine
dévorer un autre bout de plaine

Allô Allô
Est-ce que vous me recevez

J’ai vu des lions édentés
assassiner leurs petits
en se battant sans se blesser

J’ai vu des chevaux
monter des zèbres
et des éléphants
prêter leurs défenses
aux rhinocéros

J’ai vu le sacrifice et le vide

J’ai vu des dards
se planter dans des dos

J’ai vu des griffes
décapiter des girafes

Allô Allô
Est-ce que vous me recevez

J’ai vu des bambous
pousser sous des ongles

J’ai vu des sabots et des marteaux
puis un bruit sourd

J’ai vu une longue averse
ne tomber quand un seul endroit

J’ai vu quatre quadrupèdes
partir dans quatre directions

J’ai vu un bouc saillir le refus

J’ai vu des poils blanchir
puis tomber comme des dents

J’ai vu des arbres sans branches
se faire perforer avec des chiens
qui n’avaient pas donné la patte

Allô Allô
Est-ce que vous me recevez

J’ai vu mourir de faim

J’ai vu le pain rassir la table
et la table manger des ventres

J’ai vu du lierre partout

J’ai vu des colonies de fourmis
traverser la mer
pour fuir un feu de forêt
puis s’arrêter devant des montagnes
qui avaient poussé pendant la nuit

J’ai vu des araignées
piégées par des toiles
qu’elles n’avaient pas tissées
et des papillons mourir
dans un verre retourné

Allô Allô
Est-ce que vous me recevez

J’ai vu la fin dans les yeux

J’ai vu des Hommes

J’ai vu des Hommes sur la Terre

Théo

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Vols planés #3

2024-2025

Deuil de l’étymologie

D’où vient-il, le tout premier mot ?
Pour sa carte blanche, Théo explore les contrées de la poésie orale, et nous emmène sur les traces de l’origine des mots.
Un texte à lire… et à écouter.

Compter les heures

Je suis passée devant par hasard. Et je me suis arrêtée. Je me retrouve plantée sur le trottoir, à fixer le bâtiment. J’essaie peut-être de ressentir quelque chose.

Vols planés #2

2022-2023

En suspens

« J’ai voulu t’empêcher de dire quelque chose d’irréversible. Je crois que par-dessus tout je ne voulais pas l’entendre. Pour ne pas avoir à te répondre, à te faire remarquer que ton propos était déplacé, que je ne pouvais pas l’accepter. Pour que ne résonne pas dans la pièce une idée que, d’emblée, je refusais. »

Aux origines de la révolution

« Peut-être qu’un jour, on osera mettre un mot sur ce qu’il s’est passé.
On y repensera, on se demandera comment ça a émergé, oui, comment déjà ? Il y avait Kériel, bien sûr, mais avant ? Et alors, on se souviendra d’elle. La petite bête. »

Chute libre

« Un mangeur de mondes a repéré notre planète. Le grand personnage se croit si puissant qu’il peut la gober, qu’il peut l’avaler en entier. Il la toise au creux de sa main, la fait rouler dans sa paume en retroussant ses babines dans un bruit de succion. »

Pour que l’aube advienne

« Nous pensions encore la veille être en zone libre. Mais c’était un matin de novembre 1942, et les allemands venaient d’entrer à Saint-Cirq-Lapopie. »

Tout Se Mélange

Pour le dernier Vol plané avant la pause estivale, Séraphin propose un morceau à écouter, les yeux clos, un soir d’orage ou un après-midi caniculaire. « Que faisais-tu hier, quand la terre est tombée ? »

Classé sans suite

« Ça peut s’effacer comme ça, ces moments ? De la poudre d’étoiles au ciel et son bras nu… De la poudre aux yeux ? »


Ça recommence.

« Le piège à ours s’est refermé sur toi d’un coup, clac. Tu ne savais même pas que tu étais perdue dans la forêt ; tu ne savais même pas que tu devais faire attention. »

Grenouille

« Tu es là, ma petite grenouille, avec tes cuisses et ton gros ventre, des petits yeux que tu peines à ouvrir. »

Vols planés #1

2021

Franchement

Perrine signe son premier vol plané, sans aucun doute outragé, mais qu’y voulez-vous, c’est un drôle de monde !

Nuits blanches

Anatole signe son premier poème ici, en hommage à un regretté auteur qui, à ses yeux, a changé le visage de la nuit.

Vous écrivez ?

« Rhétorique, la question constitue pour Jean une réplique usitée des scènes de la vie sociale, car l’affaire, à son grand désarroi, a fait le tour de son cercle d’amis : il écrit un roman. »

Grain

Pour sa première carte blanche,
Juliette a choisi d’explorer les contrées de la poésie orale
et de jouer avec les rythmes, les sonorités, les sens.
Un voyage audio et musical dans l’infiniment petit…

Les choses de peu d’importance

À l’occasion de son Vol Plané, Wanda déploie une liste des “choses de peu d’importance”. Ces choses futiles au premier regard, qui remplissent pourtant nos vies et nous manquent lorsque nous restons confiné·e·s dans nos intérieurs.

Jack

Les créatures de l’hiver vous accueillent chaleureusement entre rêve et réalité, dans le désordre des saisons, pour vous inciter à participer à leur vol plané.

Derrière tes mots

Passant des néons à la flamme d’un briquet, comme du néant à l’inspiration, Noémie révèle ici, de manière étrange et miraculeuse, ce qui sommeille en nous, chaque jour et chaque nuit… et attention, ça vit !

Engagement

Dans ce poème déclamatoire, Séraphin explore les versants du mot « Engagement », à une époque où se côtoient engagement des corps et désengagement des cœurs.

Songes habitables

Trois poèmes rédigés par Théo et dédiés à trois personnalités artistiques qui l’ont marqué par leurs œuvres.