
« J’ai eu longtemps un visage inutile,
Maintenant j’ai un visage pour être aimé,
J’ai un visage pour être heureux. »
Paul Éluard
C’est moi
Je suis revenu
du pays de la boue
comme on rapporte une tête coupée
On me fuit
car je suis contagieux
Je n’ai rien à cacher
Mon visage ne ment pas
Mes yeux sont trois trous
qui crachent la vérité
Mes cheveux d’encre
dégoulinent sur l’air
Mes joues pleurent
des larmes de joues
Mon nez saigne
sur le bois des bureaux
Mes lèvres gardent le goût de la nuit
qui bave dans les cous
Ma bouche ne mord pas
elle est une falaise qui vomit le vide
J’aimerais n’être pas un portrait
Mais je ne veux pas qu’on m’oublie
Le monde m’a tatoué
et je ne suis qu’un de ses miroirs
Un miroir pour l’humanité
À Alfred Nakache et Noah Klieger
et leurs cents mètres nage libre dans les réservoirs d’Auschwitz
L’eau prend la forme
de celui qui lutte en elle
Lorsque quelqu’un nage
il l’empêche de geler
il s’improvise source
il devient à la fois le fleuve et la mer
et à force de nager
il invente en s’évaporant
sa propre évasion
Nager revient à imaginer
une autre écriture de la liberté
comme quand l’eau utilise
l’érosion et la rouille
pour inscrire son nom
dans les os des murailles
et dans les dents des barbelés
Chaque dimanche soir
des constellations assoiffées
trempent leurs lèvres
dans la sueur du bassin
Nul ne peut retenir l’eau
qui venge les cendres de ceux
que nous avons aimés
Quelque part très haut au dessus de nos têtes
l’aboiement désespéré du fantôme de Laïka encore en orbite
Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
Je vous appelle depuis l’espace
Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
Est-ce que tout va bien
J’ai vu depuis le ciel
des morceaux de métal
faire fleurir des roses
devant des pierres
J’ai vu des oiseaux immobiles
pondre des œufs enflammés
dans un désert
J’ai vu de la peinture rouge
se mêler à la boue
J’ai vu des loups
chassant d’autres loups
J’ai vu des tortues
marcher mille kilomètres
pour ne laisser que des trous
Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
J’ai vu des baleines de pierre
déféquer dans la mer
une tonne de baleineaux
J’ai vu la terre s’ouvrir en deux
J’ai vu le bruit des bourdons
construire des ruches
dans chaque oreille
J’ai vu le silence et la nuit
J’ai vu des ruisseaux pleins de vent
où se sont cachés des taupes
plus barbues que le Père Noël
J’ai vu un bout de plaine
dévorer un autre bout de plaine
Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
J’ai vu des lions édentés
assassiner leurs petits
en se battant sans se blesser
J’ai vu des chevaux
monter des zèbres
et des éléphants
prêter leurs défenses
aux rhinocéros
J’ai vu le sacrifice et le vide
J’ai vu des dards
se planter dans des dos
J’ai vu des griffes
décapiter des girafes
Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
J’ai vu des bambous
pousser sous des ongles
J’ai vu des sabots et des marteaux
puis un bruit sourd
J’ai vu une longue averse
ne tomber quand un seul endroit
J’ai vu quatre quadrupèdes
partir dans quatre directions
J’ai vu un bouc saillir le refus
J’ai vu des poils blanchir
puis tomber comme des dents
J’ai vu des arbres sans branches
se faire perforer avec des chiens
qui n’avaient pas donné la patte
Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
J’ai vu mourir de faim
J’ai vu le pain rassir la table
et la table manger des ventres
J’ai vu du lierre partout
J’ai vu des colonies de fourmis
traverser la mer
pour fuir un feu de forêt
puis s’arrêter devant des montagnes
qui avaient poussé pendant la nuit
J’ai vu des araignées
piégées par des toiles
qu’elles n’avaient pas tissées
et des papillons mourir
dans un verre retourné
Allô Allô
Est-ce que vous me recevez
J’ai vu la fin dans les yeux
J’ai vu des Hommes
J’ai vu des Hommes sur la Terre
Théo
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