
Je ne t’ai pas laissé finir ta phrase.
Parce que je savais ce que tu allais dire.
Ça m’est apparu distinctement. J’ai réagi au quart de tour. Il était impensable que tu ailles au bout de ta pensée.
J’ai voulu t’empêcher de dire quelque chose d’irréversible. Je crois que par-dessus tout je ne voulais pas l’entendre. Pour ne pas avoir à te répondre, à te faire remarquer que ton propos était déplacé, que je ne pouvais pas l’accepter. Pour que ne résonne pas dans la pièce une idée que, d’emblée, je refusais.
C’est étrange que j’aie été si sûre de ce qui allait suivre. Cela signifie-t-il qu’une part de moi était au courant ? Pourtant, ça m’a retourné l’estomac. J’ai eu le vertige, quelque chose a dangereusement glissé sur le côté. Je ne m’y attendais pas, et pourtant c’était une évidence, alors oui, je dois le reconnaître, ton attitude ne m’interdisait pas de penser que les interdits t’importaient peu.
C’était interdit par le respect que tu aurais dû avoir de moi. C’était interdit mais ce n’est pas ce qui t’a arrêté. Moi seule l’ai fait.
Tu as semblé comprendre. Tu n’as pas recommencé ta phrase. Ni ce jour-là, ni les suivants.
Mais elle était là, désormais. Elle planait dans l’air. Espoir pour toi, menace pour moi.
Je faisais semblant de ne pas l’entendre. Tu n’avais plus l’air d’y songer, alors ça valait le coup d’essayer d’oublier. Nous aurions pu continuer comme ça. Du moins, je le croyais, certaine que tu avais compris ton erreur.
Tu avais semblé comprendre, mais tu n’avais pas compris. Et parfois je me demande si ça aurait changé quelque chose de te laisser formuler ton idée. J’aurais pu affirmer haut et fort que c’était impossible. Mais soyons honnêtes, ça n’aurait pas suffi. Soyons honnêtes, ce qui est arrivé n’est pas de ma faute. Je n’avais pas le pouvoir de te faire emprunter une bonne ou une mauvaise voie. J’ai bien essayé de te donner une chance de ne pas t’engager dans celle-là. Mais toi seul pouvais décider de ce que tu allais faire, de ce que tu allais être. Pour ma part, j’ai choisi de te faire confiance. Tu m’as prouvé que j’avais tort, mais je n’ai fait de tort à personne.
Bien sûr, cette phrase qui traînait dans le silence entre nous me détrompait sur la nature de notre relation. Elle aurait dû me faire fuir. Son ébauche aurait pu suffire. Mais, toujours dans un souci d’honnêteté, je reconnais qu’à ce moment-là de ma vie je n’aurais pas coupé les ponts avec quelqu’un pour des mots ou des pensées. C’est peut-être pour ça que je ne t’ai pas laissé parler. Pour ne pas constater que je ne serais pas partie. Que j’aurais laissé couler, en essayant de penser que ce n’était rien sans y parvenir tout à fait.
C’est bien ce que j’ai fait d’ailleurs. T’avoir coupé la parole m’a seulement permis de moins m’en vouloir : tu n’avais pas énoncé ton projet, c’était donc normal que je sois là, que je ne tienne pas compte d’une chose qui n’avait pas eu lieu.
Même en sachant ce que tu avais en tête ce jour-là, je n’aurais jamais imaginé ce qu’il s’est passé ensuite. Ça ne pouvait pas exister. Ça ne pouvait pas. Comment, pour toi, ça pouvait ? À quel moment tu t’es dit : je vais faire ça. Je vais faire ça et la vie continuera. Tu croyais que j’allais rester près de toi, comme après cette phrase jamais prononcée. Que nous allions faire comme si de rien n’était.
Toi aussi, tu t’es trompé.
Depuis que je ne me soucie plus de ton sort sur la Terre, lorsque commence à poindre ce malaise inexpliqué, ce vague dégoût pour une inflexion, une parole, un geste, je ne cherche plus à l’invalider ; je n’essaie plus de penser que mes émotions sont de trop.
Ce n’étaient pas elles.
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