
Elle sourit à pleines dents à Baptiste qui a, ma foi, l’air tout à fait idiot en la regardant. Elle passe une main dans ses cheveux courts en penchant la tête sur le côté. Elle ne va jamais s’arrêter de parler ? Elle compte me faire poireauter combien de temps ?
Je ne comprends même pas pourquoi elle lui a parlé à lui d’abord, elle le connaît même pas.
Coucou, Marlène, je suis là !
Peut-être qu’elle n’ose pas croiser mon regard, pas tout de suite.
Elle lui parle de ses études incroyables dans une grande école de théâtre dont j’ai jamais entendu parler.
Je suis soulagée qu’elle ait poursuivi son rêve. Mais elle finit quand, sa tirade ?
Ah. Ça y est. Elle le salue en agitant les doigts. Elle en fait des caisses, c’est fatigant.
Eh, Marlène, qu’est-ce que tu fous ? On va boire un verre et puis tu me racontes un peu ta vie ? Mais elle trace jusqu’aux toilettes. Pas un bonjour. Euh… pardon ?
Elle me fait la tronche ? J’ai loupé un épisode ?
Ou alors.
Mais non.
Elle peut pas.
Elle peut peut-être.
Elle me reconnaît pas ?
Ça peut s’effacer comme ça, ces moments ? De la poudre d’étoiles au ciel et son bras nu… De la poudre aux yeux ?
Les larmes dans lesquelles elle se noyait et tous les mots que personne n’a jamais entendus, alors ils résonnaient dans tout l’univers. Du flan, tout ça ?
Ou pire : quelque chose de pur, de sincère, de plus vrai que tout, disparu.
Je vais aller la voir. Lui dire, c’est moi, Gaëlle…
Mais c’est dommage d’avoir à le dire.
J’y vais ? J’y vais pas. À quoi bon ? Je lui dis quoi, de toute façon ? « Salut, c’est moi, Gaëlle… », et soit elle me répond « oooooh c’est toi je t’avais pas reconnue ! » et je me prends le plus gros vent de la Terre, soit elle me répond « qui ça ? » et je me prends le plus gros vent de l’univers. C’est foutu. Elle a loupé le coche.
Mon cœur se met à battre comme un grand malade, comme s’il voulait épuiser toutes ses forces — arrête ça, j’aimerais bien que tu tiennes toute ma vie quand même. Ça pulse dans les veines de mon cou et j’ai les bras qui tremblent. Merde, Gaëlle, t’as peur de quoi ? Tu sais déjà qu’elle t’a oubliée, fais pas comme s’il y avait du suspens. Mais mon cœur essaie de remonter dans ma gorge et pom-pom-pom j’entends que ça je vais même pas l’entendre me dire je t’avais pas reconnue.
Ses yeux se posent sur moi. Ça y est. Elle sourit poliment. Ça fait mal. Un peu.
« Marlène… »
Elle allait passer son chemin mais me regarde à présent avec intérêt. Enfin, un intérêt tout relatif.
« C’est Gaëlle, tu te souviens ? »
Mais quelle conne de demander. Je tends le bâton pour me prendre un revers en pleine face.
Si je dois préciser dans quel contexte on s’est connues je me barre.
« Oh Gaëlle ma chérie, je t’avais pas reconnue ! »
Ma chérie.
Elle se fout de ma gueule ?
« Qu’est-ce que tu deviens ? T’as drôlement changé, t’as l’air plus épanouie ! »
Je t’emmerde.
« Je travaille ici.
— Oh c’est super ça. Dis, il est mignon ton collègue hein ! »
Ouais, sans doute. Il va sans doute me parler de toi aussi. Elle était vachement mignonne la fille qui est passée tout à l’heure non ?
Si.
Si si.
Et encore, tu l’as vue en train de t’en mettre plein les mirettes, ça révèle rien de sa beauté. Mais c’est pas le moment de penser à ça.
« P’t’être ouais, j’sais pas, c’est un collègue.
— Oh allez, ça empêche pas ! Mais tant mieux si tu me le laisses ! »
J’ai envie de lui dire : je chasse pas, moi. Chasse, pêche et tradition, très peu pour moi.
Non, moi, j’ai juste cru…
Enfin, c’était déjà trop.
Je me suis trompée.
« Et du coup le taf, ça te plaît ? »
Elle me relance, c’est déjà ça. Je suppose.
« Oui, grave, accueillir le public c’est cool.
— Ça m’étonne pas que tu dises ça, t’as toujours eu le truc avec les gens. Puis la patience aussi. Au bahut tu prenais le temps pour tous les cassos du coin ! »
Alors là, j’aurais bien besoin de m’asseoir.
Premièrement, les cassos, ils te disent bien des politesses, et deuxièmement, celle que j’ai le plus aidée, c’est toi.
« C’est pas des cassos… Et je fais juste de l’accueil.
— Ouais ben c’est ça quoi. Moi je suis les cours de l’ITA, l’Institut du Théâtre et des Arts à Paris, et c’est de la folie ! En un mois on a progressé comme d’autres en un an, tu vois… En plus mon prof, c’est Richard Thiérez, il tourne à l’international, enfin tu dois le connaître… »
Et bla et bla et bla.
À quel moment elle a commencé à se la péter exactement ?
J’ai toujours pensé qu’elle avait du talent, alors en travaillant à plein temps dessus, elle a dû s’améliorer considérablement, je le conçois aisément.
Mais cette frime, là, ça sort d’où ?
Sans doute de ce laps de temps où on s’est perdues de vue.
C’est vrai que moi aussi je mettais de plus en plus de temps à répondre à ses textos, mais j’étais persuadée que, toutes accaparées que nous étions par nos nouvelles vies, nous pensions l’une à l’autre souvent, avec une émotion muette, comme recueillies devant la beauté du souvenir.
Moi aussi, j’en fais des tonnes. On se ressemble finalement.
Quoique, je pense pas avoir chopé le virus de la frime.
« Écoute, on déjeune ensemble bientôt ? Je suis là pour quelques jours encore. Je te laisse, il faut que je file. »
File. Tu as déjà filé.
On mangera peut-être ensemble quand même. Puis elle m’oubliera peut-être à nouveau.
Souvenir classé sans suite.
Mais c’est pas grave. C’est pas toute l’histoire de ma vie. C’en est une, il y en a d’autres. C’est peut-être la fin d’une histoire à quatre mains, mais je sais faire quelque chose des mes dix doigts, c’est le principal. J’ai pas besoin qu’elle comprenne ce que je fais, qu’elle trouve ça utile, qu’elle veuille en savoir plus.
J’aurais pas craché dessus, quand même, si ça avait été le cas.
J’aurais bien voulu savoir aussi comment ça se passait dans son école de théâtre, qui c’était ce Richard Thiérez et comment ils arrivaient tous à tant progresser…
Mais tant pis, et puis faut que j’aille chercher ma gamelle, j’ai faim.
« Elle était vachement mignonne la fille qui est passée tout à l’heure, tu trouves pas ? »
Allez.
« J’sais pas, j’me rappelle déjà plus sa tête. »
Basse provocation d’enfant boudeuse, proférée pour moi seule.
Ça ira mieux après manger.
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