
Je suis passée devant par hasard. Et je me suis arrêtée. Je me retrouve plantée sur le trottoir, à fixer le bâtiment. J’essaie peut-être de ressentir quelque chose.
C’est là que j’ai appris à compter les heures par minutes, plus que 43 minutes avant qu’il reste 4 heures, là où j’ai appris à ne plus être là, nulle part ailleurs mais pas là, à retenir mon souffle en attendant que ce soit fini.
Aujourd’hui je n’en ai plus besoin mais je n’ai pas oublié comment faire. Comment ne pas sentir les odeurs, ne pas regarder autour de moi, ne pas baisser la garde alors même que c’était inutile, je ne pouvais rien y faire. On me dira que j’aurais pu, on l’entend souvent, qu’il suffit de se défendre. Je comprends que ce soit difficile à comprendre. À s’imaginer. Ce n’est pas simple non plus à expliquer. C’est que tu as un rôle dans le système, et tout ce que tu diras, feras, ne feras pas sera retenu contre toi. Tout rentrera parfaitement dans la grille de lecture qu’ils ont de toi, tu es bizarre, et la moindre réaction normale sera perçue comme une tentative de paraître normale, comble du ridicule, on te le fera remarquer. Pour autant tu n’arrives pas à baisser la garde. Seulement le soir, le week-end, les vacances. L’annonce d’un voyage scolaire est une mauvaise nouvelle. Un mauvais moment à passer, un gouffre dans lequel sauter, en attendant déjà d’être rentrée. En comptant les minutes de toutes les heures. Plus que 27 minutes avant qu’il ne reste plus que 24 heures. Un endroit où tu seras allée, mais où tu n’auras pas été.
Je regarde la bâtisse jaunâtre et je respire l’odeur de la haie de thuyas. Le vent caresse ma peau et y dépose un frisson. J’inspire encore.
Après, longtemps après, il faut réapprendre à ne pas gâcher les heures, à être là même quand c’est désagréable. Après, longtemps après qu’il ne reste plus que 2 ans et 3 mois. Après, longtemps après avoir compris que ça se terminerait, un jour, et qu’un jour, on y serait, dans ce jour et tous les suivants où tout irait mieux. Je l’avais vue distinctement par la fenêtre du bus, la ligne d’horizon.
C’était le bon endroit pour la voir. L’endroit où je pouvais fixer mon regard, le projeter vers le paysage à travers la vitre. Dans la cour, je ne savais jamais où le diriger. Je n’osais rien regarder, mais il ne fallait pas non plus que cela se voie. J’avais compris ce qu’il fallait éviter, pas ce qu’il fallait faire. Ne pas regarder les autres, ce serait tendre le bâton pour se faire battre, ni droit devant, ça fait bizarre, ni ouvertement par terre, c’est pour les faibles, ni en l’air, c’est les tarés qui font ça.
Après, il faut réapprendre à marcher sans se demander où on regarde, si on nous regarde. Ça prend du temps. Traverser une pièce sans retenir son souffle, aller ouvrir le store sans le ventre noué parce que si on se rate, si on ne comprend pas tout de suite comment il fonctionne… Après, au bout d’un long moment, on finit par ne plus attendre qu’on nous le demande pour aller ouvrir la fenêtre. Ça revient, tout ça. Petit à petit. Les gens nous regardent comme ils regardent les autres et on découvre que ce n’est pas écrit sur notre tronche qu’on a fait partie des parias. J’utilise le pluriel, parce que même si on est seul quand on est un paria, il y en a plein, partout, des comme nous, qui savent comme ça peut être long de parcourir un couloir, vertigineux d’aller remplir une carafe d’eau, coûteux le moindre mot. Il y en a plein, partout, et ce n’est pas plus écrit sur leur tronche que sur la nôtre.
Il y en a plein, même après, même maintenant que je regarde la façade sale, je sais bien que derrière les fenêtres il y en a qui s’accrochent à la pendule, qui attendent de ne plus être là.
Et je ne saurais pas quoi leur dire, si je les croisais. Que je comprends. Qu’un jour ce sera fini. Qu’après on réapprend.
Ça ne leur suffirait pas.
Ça ne me suffit pas.
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