Ça recommence.

par Wanda | 1 Mai 2022

Ça recommence. C’est la première pensée que tu as. C’est aussi la dernière : entre tes côtes, une spirale sans fin qui hurle, qui te déchire immédiatement, sans rien laisser paraître à l’extérieur. Tu es assise à ton bureau, et tu regardes par la fenêtre, et tout te semble grisé. Tu ne connais que trop bien cette sensation. Le piège à ours s’est refermé sur toi d’un coup, clac. Tu ne savais même pas que tu étais perdue dans la forêt ; tu ne savais même pas que tu devais faire attention.

Mais si, ça recommence. Les petits personnages dans ta tête fondent, se distendent. Tu te fais un thé à la menthe. Clac. Le piège s’enfonce dans ta chair ; comme sur une VHS rayée, la même scène encore et encore et encore et encore. Le piège à ours t’engloutissant. Clac. Clac. CLAC. Tu envoies trois mails. Clac. Tu regardes. Qui. Près de chez toi ? Quand. Maintenant. J’en ai besoin. Aidez-moi. J’ai besoin d’aide. La panique glacée, comme un œuf cassé sur ta tête. Froid, mal. Froid. Froid, j’ai froid. J’ai chaud. Je ne sais pas. Je me trompe peut-être. Est-ce que tu as raison ?

RAISON ?

De ressentir ?

Ça recommence.

ÇA RECOMMENCE.

La sirène des pompiers n’existe pas. Mais ça crie. Ça crie en toi. Les immeubles s’effondrent, le paysage se brouille. Clac. J’ai peur. Aidez-moi. Qui. Près de chez toi. Quand. Maintenant. J’en ai besoin. Maintenant. Maintenant. Sinon quoi ?

Sinon je vais mourir.

Ça capte mal dans le bureau. Tu tombes sur la secrétaire. Tu n’oses pas dire pourquoi tu appelles. CLAC. Aidez-moi. J’ai peur. Un coup de poing en continu sur la gueule. Une enclume qui s’écrase en boucle sur ta poitrine, te coupant le souffle. Tu ne penses plus à rien d’autre. On vous rappellera. Les minutes s’égrènent. Tu attends que le téléphone sonne. Mais ça ne capte pas. Mal. Dans le bureau ça capte mal. Et si on veut te joindre mais que le réseau ne suffit pas ?

Ça sonne. Tu décroches. Voix pas solide. Éclats dans le ton. Tu expliques. En sous-entendant. Tu es désagrégée par terre. Ça coupe. On te rappelle. Pas de panique. Les femmes et les enfants d’abord. L’iceberg a explosé à l’impact. Il ne reste rien des passagers. Si ce n’est des morceaux de viande sanguinolents.

Clac.

J’essaye de dérouler à demi-mots ce qui me fore depuis des jours. Ce qui est bien à cet instant/ces instants/quand ? c’est que la question du j’ai-raison n’a pas cours. Je me suis pété les deux jambes et je vois bien que je ne peux pas marcher, même avec toute la bonne volonté du monde. Je me traîne sur la piste. Je demande, avec des airs d’excuse : c’est possible un rendez-vous ? Là tout de suite maintenant, j’en ai besoin. Je ne sais pas ce que je vais faire, sinon. Les skieurs me regardent. Je les fixe en retour.

Là tout de suite. Oui. Midi. Clac. Je raconte un moment qui résume tous les autres. Car la peur lovée sous la langue au sortir du bar, qui gonfle tes papilles et provoque cette déflagration sans queue ni tête à l’endroit du cœur, elle transcende l’espace-temps, elle se moque bien de ce que nous dit la logique ou l’expérience…

En vérité, non.

Elle puise dans l’expérience. Elle s’en nourrit, elle la vampirise. Elle te vampirise, toi. Ça recommence. Tu sais. Tu connais. Tu vois bien. Ce besoin irrésistible d’être rien et de le confirmer, qui te hante comme une espèce de stress post-traumatique ridicule et insignifiant.

Non.

Pas ces adjectifs.

Est-ce que tu as raison ?

De ressentir ?

Tu tapotes à l’endroit où ça brûle, compresse, broie, écrase. Tu tapotes et tu tâtonnes, tu tâtes, tu évalues — c’est physique, oui c’est physique. Je me suis cassé les deux jambes. Je me suis brisé le cœur. C’est grave docteur.

Tu t’allonges. Respire. Tu fermes les yeux. Respire. Montagnes russes, une attraction jalonnée de bosses. Encéphalogramme plat ? Clac. Au secours. Je me noie.

Le pire sans doute dans tout ça c’est la certitude qui s’étire, qui s’implante — ou qui se réveille plutôt. Parce qu’elle a toujours été là cette conviction, qu’il y a mille morceaux en toi, et qu’il n’y a aucune barrière entre toi et eux, hormis un paravent en papier troué.

Tu vomis les bris de verre qu’on t’a laissés. Tu les vomis à n’en plus finir. C’est comme quand on n’a plus rien à rendre et qu’on suffoque sur sa propre bile.

Il y a le soleil tremblant, les nuages poreux, les arbres nus ; tu observes la rue et tu ne la vois pas, tu écoutes ses bruits et tu n’entends rien. Tu ne perçois que ces hurlements continus qui te peuplent depuis plusieurs heures jours mois années (je n’ai pas demandé à venir au monde, tu penses, crispée, et tu es en colère, oui un peu en colère, d’avoir été balancée là sans avoir pu donner ton avis), tu ne distingues que ces fourches qui te transpercent et disparaissent, reviennent toujours studieuses et semblables. Les cadavres s’empilent dans la fosse commune, les gribouillis sur le tableau noir blanchissent tout ce qui mériterait un peu d’attention et d’intention. Ce n’est même plus rouge. Il n’y a aucune couleur là où s’épanouit le vide. Tu regardes tes poignets pâles et tes ongles arrachés, tu contemples ton visage exsangue et ton vernis écaillé.

Ça recommence.

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